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L’intelligence artificielle, un vecteur de souveraineté pour la Russie

Il convient d’éviter l’écueil de la vision d’une Russie alanguie, étatisée à l’extrême avec des agents économiques serviles. Tel n’est pas le cas, et le registre de l’IA permet par exemple de mettre en avant l’initiative d’acteurs privés intitulé le Code d’éthique de l’Intelligence Artificielle (3), lancé le 26 octobre 2021 et chapeauté par de grandes structures nationales comme Yandex, Sberbank, Gazprom ou MTS. Ses six principes visent à s’imposer auprès des sociétés et instituts signataires : 

1. La priorité clé du développement des technologies de l’IA est la protection des intérêts et des droits des êtres humains en général et de chaque personne en particulier.

2. La responsabilité doit être pleinement reconnue lors des phases de création et d’utilisation de l’IA.

3. Les humains sont toujours responsables des conséquences de l’application des systèmes d’IA.

4. Les technologies d’IA doivent être utilisées conformément à l’objectif visé et intégrées lorsqu’elles profitent aux personnes.

5. Les intérêts du développement des technologies de l’intelligence artificielle l’emportent sur les intérêts de la compétition.

6. La transparence et la fiabilité maximales des informations concernant le niveau de développement des technologies de l’intelligence artificielle, leurs capacités et leurs risques sont cruciales. 

À la lecture du document, l’on sent comme une volonté expresse de proposer un contre-modèle au transhumanisme d’essence occidental : cela est loin d’être fortuit, et s’inscrit dans une voie réitérée de longue date depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine.

La formation, les marchés de l’IA en Russie et la coopération internationale

Comme l’ensemble des pays européens et la France en particulier, la Russie est confrontée à une pénurie systémique d’experts de très haut niveau dans les secteurs de la R&D industrielle, et en particulier dans le domaine de l’IA. Cette situation s’explique par l’exode des professionnels formés aux technologies vers des emplois mieux rémunérés à l›étranger, par les effets persistants de la chute de l›Union soviétique et de la période qui a suivi, ainsi que par les disparités démographiques qui caractérisent le territoire russe. Le gouvernement russe souhaite relever le défi du maintien des expertises en sciences des données et IA sur le territoire russe et prend les mesures nécessaires. De grands programmes sur l’IA sont lancés en direction de la jeunesse, des étudiants et des ingénieurs. Ce volontarisme en faveur de la formation, et quel qu’en pourraient être les couts, est d’autant plus justifié que lors des Olympiades de l’informatique (IOI) ou des compétitions de programmation (ICPC) (4), la Russie moissonne régulièrement les récompenses, preuve de la haute compétence de ses futurs ingénieurs.

Les développements technologiques et la croissance du marché privé de l’IA en Russie profitent des efforts de R&D soutenus par l’État. Les plateformes d’IA s’appuient sur les progrès réalisés dans le traitement du langage naturel (NLP), dans la vision artificielle et dans l’analyse prédictive. La demande concerne les solutions NLP appliquées au domaine financier, au marketing et à la vente au détail. Les logiciels de reconnaissance faciale, la sécurité des installations et des périmètres, le transport robotisé de marchandises, l’agroalimentaire, les systèmes de contrôle des transports publics et l’intégration des réseaux ferroviaires, l’analyse médicale automatisée sont les secteurs les plus demandeurs de solutions basées sur l’apprentissage automatique. 

La Russie aspire à devenir un leader d’opinion dans le domaine de l’IA. Les dirigeants russes font régulièrement la promotion de l’IA développée au service des citoyens, à travers les innovations médicales ou l’amélioration des performances économiques (ce qui au passage était le désir du pionnier de la cybernétique soviéto-russe, le colonel-ingénieur Anatoly Kitov, désirant employer les supercalculateurs à cet effet dans son projet « Livre Rouge » rédigé en 1959). Le pouvoir russe souligne aussi le danger de l’IA si elle tombe entre de mauvaises mains ou si elle sert de mauvaises intentions. Il insiste sur la nécessité de protéger les traditions de la Russie à travers la technologie tout en assurant une stabilité interne de la société préservée des ingérences extérieures. Rappelons utilement que le corpus doctrinal de la Fédération de Russie en date du 9 septembre 2000 porte sur la stratégie informationnelle (5) et incidemment sur les données et leur exploitation. Ladite doctrine a été révisée le 5 décembre 2016 sur des éléments à la marge, restant immuable sur les éléments principaux que sont la défense des intérêts nationaux (sur le plan technique mais aussi civilisationnel, moral et spirituel), la nécessité d’un secteur informationnel propice à l’émergence de champions nationaux et internationaux, l’appui d’outils et de services informationnels au développement économique, l’émergence d’une société informationnelle sûre et fiable.

Dans le contexte de désoccidentalisation de la Russie, le rôle de l’IA et le rang que la Russie entend tenir dans les puissances algorithmique prend toute son importance : ainsi en 2023 durant le forum de l’AI Journey, le propos du président Vladimir Poutine s’est fait très clair, il a débuté son allocution par l’existant (l’emploi de l’IA dans le secteur énergétique afin d’améliorer la production et la sécurité logistique) avant d’évoquer les voies prospectives en axant sur la nécessité de la recherche sur les grands modèles de langage et l’intelligence artificielle générative. Mais plus encore, c’est le propos volontairement optimiste qui l’emporte afin de faire asseoir une évolution technologique dans un cadre humaniste (et non transhumaniste) : « Il est important de noter que pour les citoyens, la mise en œuvre quotidienne d’une intelligence artificielle de pointe est un phénomène social moderne centré sur l’humain, offrant une nouvelle qualité de vie et de nouvelles opportunités de développement professionnel. » Et pour y parvenir — reprenant en cela des propos déjà tenus et même sanctuarisés dans des plans d’action officiels —, il incite les principales institutions à ouvrir l’accès à leurs infrastructures pour décupler les capacités de recherche : « J’exhorte le gouvernement, l’Alliance et l’Académie des sciences de Russie à concevoir un mécanisme garantissant l’accès des scientifiques russes aux supercalculateurs existants et potentiels en cours de construction dans le pays. Les étudiants des cycles supérieurs et du premier cycle, ainsi que les écoliers impliqués dans la recherche et les travaux pratiques liés à l’IA devraient bénéficier de privilèges spéciaux lorsqu’il s’agit d’utiliser l’infrastructure informatique. » Cette vision ne manque pas de sel lorsque l’on sait que tel était le souhait du colonel-ingénieur Kitov précité, il y a plus de soixante ans.

À propos de l'auteur

Yannick Harrel

Chargé de cours et conférencier en cyberstratégie, doctorant en sciences de l’ingénieur, auteur de plusieurs articles et ouvrages sur les enjeux cybernétiques et minéralogiques.

À propos de l'auteur

Thierry Berthier

Enseignant et chercheur associé au CREC Saint-Cyr, co-directeur du groupe « Sécurité – Intelligence Artificielle » du Hub France IA et directeur scientifique de la Fédération professionnelle européenne des drones de sécurité Drones4Sec.

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