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De la nécessité d’une Europe puissante dans un monde qui vacille

Enfin, il ne faut pas oublier l’aspect institutionnel. L’UE est une union d’États qui n’est pas forcément bien équipée pour prendre des décisions audacieuses et rapides. Or, lorsque l’on devient une union géopolitique, on ne peut plus se permettre de raisonner comme un marché commun. Cela pose d’ailleurs la question de l’élargissement. Ainsi, l’Ukraine marque une nouvelle génération d’élargissement avec des débats qui sont totalement différents par rapport à ceux qui pouvaient avoir lieu au début des années 2000, concernant notamment la Turquie, où l’UE se présentait comme une puissance normative afin de créer des ponts avec l’Asie et le Moyen-Orient. L’élargissement à l’Ukraine va plutôt dans le sens inverse : élargir pour fermer. C’est-à-dire solidifier le rempart vis-à-vis d’une puissance extérieure, la Russie, qui veut utiliser les moindres zones grises pour affaiblir et diviser l’Europe.

L’élargissement à l’Ukraine sera nécessairement géopolitique et il faudra que l’Europe réfléchisse à la pertinence de la règle de l’unanimité qui peut poser problème. On le voit aujourd’hui avec la Hongrie qui cristallise ce problème autour de la question du soutien à l’Ukraine. C’est un problème qui pourrait être récurrent et l’UE ne peut pas fonctionner avec une unanimité à 27 membres. Elle doit s’adapter.

Justement, un élargissement à l’Ukraine n’appelle-t-il pas à une réforme en profondeur du fonctionnement de l’UE ?

Bien évidemment, adapter, c’est réformer. Il n’y a aucune raison d’envisager une UE élargie avec les règles d’aujourd’hui. Ce sera un processus compliqué et progressif.

L’année dernière, j’avais suggéré que l’on fasse l’élargissement à l’Ukraine comme on avait fait l’intégration européenne, c’est-à-dire de façon sectorielle. Il ne faut pas oublier que l’Europe a commencé par le charbon et l’acier entre la France et l’Allemagne. Avec l’Ukraine, nous pourrions commencer par la défense. C’est la politique que suit l’UE qui a voulu intégrer le pays dès maintenant à ses politiques industrielles de défense. Mais il faudra également une vraie volonté politique, car sinon, cela sera exploité par nos adversaires pour diviser et démoraliser les Européens.

Cela dit, l’Europe est en train de changer. C’est déjà en cours et ça ne pourra que s’accentuer. La compétition de puissances mondiales transforme l’UE.

Quels sont les principaux atouts dont dispose l’Europe qui peuvent être une source d’optimisme pour l’avenir ?

L’Europe bénéficie d’un atout historique car c’est l’une des grandes régions où s’est jouée l’histoire de l’humanité. Dans mon livre, j’explique que le monde forge l’Europe, mais il ne faut pas oublier que c’est aussi l’Europe qui a forgé et façonné le monde. Il y a donc une grande proximité entre l’histoire mondiale et l’histoire européenne. Ni pour les Européens ni pour le reste du monde on ne peut imaginer une histoire de l’humanité qui se fasse sans les Européens ou avec des Européens qui ne seraient que spectateurs ou marginalisés. Même si le passé de l’Europe est aussi lourd d’héritage difficile à porter, le reste du monde considère malgré tout que le Vieux Continent a un rôle à jouer dans le monde et qu’il a une légitimité.

Par ailleurs, bien des choses seraient simplifiées si l’UE était capable de prendre conscience de la nécessité de se regrouper et d’avoir une volonté affirmée. D’un point de vue matériel, géographique, démographique et économique, l’Europe représente encore quelque chose d’important. Mais il faut qu’elle arrive à bien prendre le tournant que lui imposent les évènements pour forger les instruments qui lui permettent d’agir. Elle en a le potentiel. Ce n’est pas une région ravagée et sans ressources. Reste à conduire l’aventure politique pour transformer ses ressources en politique intelligente.

Est-ce que les dirigeants européens actuels sont en mesure de mener cette politique intelligente et d’exploiter le potentiel ?

Je pense qu’il ne s’agit pas que de la mission des dirigeants mais aussi de la population européenne. Par ailleurs, les dirigeants européens peuvent s’adapter.

À ce titre, il est intéressant d’analyser l’évolution du président français Emmanuel Macron. Au début, il a été beaucoup critiqué par rapport à ses propos vis-à-vis de la Russie. Lorsqu’il s’est rendu compte que ça ne menait à rien, avec un Vladimir Poutine qui ne voulait pas jouer ce jeu, il a engagé, à partir du discours de Bratislava en 2023, un rapprochement avec les pays du flanc est pour essayer de trouver une vision commune de ce que pourrait être la défense européenne. Cela a ouvert des pistes de politiques qui pourraient être menées à l’avenir.

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