Faut-il rappeler ici que la France est une nation du Pacifique et de l’océan Indien ? Fin septembre, j’ai rendu visite aux marins engagés à Mayotte et la Réunion. Ils font un travail remarquable, au sein des forces armées dans la zone sud de l’océan Indien, pour défendre les intérêts de la France. Pour vous donner un exemple de cette responsabilité unique de la France : la Marine nationale présidait le symposium des marines de l’océan Indien de 2021 à 2023. Elle présidera le symposium des marines du Pacifique ouest en 2026, pour deux ans. En Indopacifique, la Marine nationale est crédible, parce qu’elle est présente et parce qu’elle agit, à son niveau.
Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas, Italie… Les pays européens commencent à travailler – ou sont déjà bien engagés – sur leurs futurs destroyers antiaériens, avec des salves plus importantes. Comparativement, le dispositif français – deux Forbin, deux FREMM – est-il suffisant pour les vingt à trente ans à venir ?
Pour les pays européens que vous citez, les programmes sont lancés ou encore au stade de concept. C’est conforme aux attentes, car leurs échéances de remplacement des classes de navires anciennes tombent au milieu de la prochaine décennie. Bien sûr, nous échangeons avec nos alliés sur nos concepts, nos doctrines, nos besoins. C’est essentiel pour assurer l’interopérabilité future de nos systèmes et de nos plateformes qui seront parfois engagés dans des missions communes. Il y a aussi des besoins militaires à mettre en cohérence dans chaque marine, dans chaque armée, et plus largement dans chaque système de défense national. Cela veut dire que nous auront des besoins militaires convergents, mais aussi, parfois, divergents. Les cadres actuels d’acquisition, de développement et de construction sont différents pour chaque nation, même s’il existe des structures comme l’OCCAR pour porter des projets communs. Pour la Marine nationale, ce sont des sujets que nous étudions d’abord avec la Direction générale de l’armement. La Marine est dans un tempo différent de celui de nos alliés européens. Elle a admis au service actif la classe Forbin au début des années 2010 et les FREMM de défense aérienne au début des années 2020. Nous nous concentrons donc d’abord sur la rénovation des frégates de défense aérienne, à mi-vie, à la fin de cette décennie. Quatre frégates de défense aérienne, avec des radars modernes et performants, et une capacité d’action adaptée à la menace, c’est le minimum pour assurer les missions de défense aérienne.
La guerre d’Ukraine a aussi une dimension maritime. Quelles sont les leçons que vous en retirez ?
La guerre d’Ukraine a une dimension maritime, bien sûr, comme la plupart des conflits. C’est une guerre qui nous apprend beaucoup. Les combats ont lieu dans tous les milieux et dans tous les champs : informationnel, spatial, cyber, terrestre, aérien… et dans le champ maritime. C’est dans le milieu maritime que l’Ukraine a peut-être trouvé les meilleurs leviers pour faire mal à la Russie. C’est d’autant plus vrai depuis que le front terrestre s’est globalement stabilisé, en dépit de la percée ukrainienne sur la route de Koursk et de la forte pression russe dans le Donbass. Les conflits territoriaux débordent en mer. Pour nous, marins, la guerre en Ukraine et son développement en mer apportent leur lot d’enseignements. Des leçons tactiques et stratégiques.
D’un point de vue stratégique, trois leçons principales. Première leçon stratégique primordiale : le retour de la dissuasion nucléaire au centre de la dialectique des puissances. Cette dimension reste constitutive de la défense de la France et de l’Europe. Elle est spécialement encadrante pour la Marine nationale à travers la force océanique stratégique et la force aéronavale nucléaire embarquée à bord du porte-avions Charles de Gaulle. Ensuite, on ne peut pas se passer des échanges commerciaux par la mer, ils sont liés à la mondialisation. Les exportations de céréales par la mer depuis les ports ukrainiens sont revenues au niveau d’avant-guerre. Ce retour ne s’est pas fait tout seul, mais grâce à d’intenses tractations diplomatiques. La Russie et l’Ukraine ne peuvent se passer de leurs artères commerciales. Enfin, les belligérants voient leurs forces navales bloquées en mer Noire et, dans le même temps, la mer Baltique est devenue un « lac de l’OTAN », avec l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’Alliance. Les accès à la haute mer de la marine russe sont donc plus contraints. En parallèle, l’activité des sous-marins nucléaires russes en Atlantique n’a pas faibli : c’est une constante exigeante pour nous.
Regardez l’Ukraine, un pays qui n’a pas de marine constituée et qui a été très affaibli sur le plan maritime et naval : il peut porter des coups très durs à la Russie, pourtant dotée d’une marine organisée, nombreuse et réputée. L’Ukraine peut même la faire reculer, puisque les attaques navales et aériennes ont repoussé les principaux navires russes ou les états-majors plus à l’est, au-delà de la Crimée. C’est la concrétisation d’une stratégie de déni d’accès, une stratégie du faible au fort, qui a des effets redoutables dans un espace relativement restreint et fermé comme la mer Noire.
L’Ukraine a réussi, aussi, à mobiliser ses marins et ses ingénieurs pour développer rapidement une flotte importante de drones de surface. Première leçon tactique : ne jamais rien lâcher. Ce sont l’audace, l’état d’esprit combatif, la détermination, la capacité à s’adapter, à tirer parti de chaque opportunité qui font la différence. L’attaque et l’envoi par le fond du destroyer Moskva en 2022 est un symbole majeur du combat en mer. Le développement des armes offensives, des armes de technologie et de coût plus accessibles, constituent la deuxième leçon. Leur production à grande échelle, après une période de maturation et grâce à un cycle technologique court, permet de redonner de la masse. Le troisième enseignement est le besoin de s’assurer que nous avons toujours un coup d’avance dans la protection de nos unités contre ce type de menaces. C’est indispensable pour continuer à mener nos opérations. Ici, le parallèle peut être fait avec la situation actuelle en mer Rouge, où les attaques par drones de surface ou aériens, roquettes et missiles des Houthis dans un goulet d’étranglement comme le détroit de Bab el-Mandeb mettent sous pression les bâtiments de commerce comme les navires des coalitions qui les protègent. Pour la première fois, les frégates de la Marine ont détruit plusieurs missiles balistiques, en poussant leurs systèmes au bout de leur capacité.