Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

La diplomatie migratoire dans un monde en mutation

La diplomatie migratoire permet à des acteurs ou des institutions d’acquérir ou de regagner une stature politique internationale : Mouammar Kadhafi renoue ainsi des relations diplomatiques avec l’Italie puis l’Europe à la fin des années 1990. Omar El-Béchir, sous le coup d’un mandat de la Cour pénale internationale, redevient fréquentable grâce au processus de Khartoum lancé en 2014, centré sur la gestion des réfugiés et des migrants dans la Corne de l’Afrique.

Les débats les plus marquants concernent l’usage de la migration comme « arme » géopolitique. La Russie et la Biélorussie ont par exemple acheminé des demandeurs d’asile ou structuré des filières d’émigration via la Biélorussie en provenance du Moyen-Orient vers l’Est de l’Europe avec l’objectif de déstabiliser les pays européens cibles : la Lituanie et la Finlande à partir de 2019, la Pologne en 2021. 

Cette arsenalisation n’est pas nouvelle : Kelly Greenhill au début des années 2000 montrait comment Fidel Castro encourageait le départ de Cubains vers la Floride durant la « crise des balseros » de 1994 (7) dans un contexte de post-guerre froide cubano-américaine. Les États Unis et les pays d’Europe de l’Ouest instrumentalisaient aussi l’accueil des dissidents russes, hongrois, ou les réfugiés vietnamiens pendant la guerre froide, à la fois dans leur confrontation idéologique avec l’Union soviétique et pour les besoins de leur marché du travail. 

L’usage guerrier de la mobilité est encore plus ancien. Il renvoie aux politiques d’ingénierie démographique durant les conflits. Après la conquête de Chypre en 1571, l’État ottoman organisa la déportation de familles d’Anatolie pour peupler et sécuriser l’ile. Après la guerre russo-turque (1877 – 1878) et durant les guerres balkaniques (1912 – 1913), environ un million de musulmans furent expulsés par l’empire russe ou s’enfuirent de Bulgarie, de Grèce et de Serbie et furent réinstallés par l’Empire ottoman en Anatolie, souvent en déplaçant les populations locales non musulmanes. Pour reprendre l’aphorisme du socio-historien Charles Tilly, faire la guerre et contrôler la migration sont des facteurs centraux dans la formation et les transformations de l’État (8).

Même si la métaphore de l’« arme migratoire », introduite au début des années 2000 par Kelly Greenhill, peut être critiquée, les liens entre guerre et migration s’installent dans les perceptions collectives et les politiques. Ce n’est plus seulement la guerre qui est cause d’émigration ou d’exil, mais l’immigration ou l’asile qui sont des armes de guerre. La Russie ou la Turquie les utilisent contre l’UE, et l’UE déploie l’armée à ses frontières et au-delà. La militarisation des frontières doit contenir (containment) des réfugiés. Cette « guerre contre les migrants » n’est pas que métaphorique : l’UE « fait » ou « laisse mourir » des naufragés en mer Méditerranée et autour des iles Canaries ou dans les prisons libyennes, parce qu’ils et elles sont des « migrants ». Ces morts servent une diplomatie publique macabre : ils sont censés dissuader (deterrence) d’autres candidats à l’exil ou à la migration. Cette diplomatie militaire invite à réfléchir au triptyque guerre, diplomatie et migration : la diplomatie migratoire, comme toute diplomatie, sert-elle à faire la guerre ? À empêcher la guerre ? De quelle guerre parle-t-on ? Une guerre froide ou chaude ? Offensive ou défensive ? 

L’apport de la diplomatie migratoire aux relations internationales 

De manière générale, l’étude des migrations et des diasporas a considérablement enrichi la théorie des relations internationales, notamment dans le domaine de la sécurité et des relations transnationales. Elle a permis aux internationalistes de renouveler les études de sécurité (9). La notion de sécurisation forgée pour comprendre la montée des discours et des politiques sécuritaires autour de la migration, s’applique à d’autres domaines de la diplomatie et de la politique internationale, comme la santé ou l’environnement. L’attention à la migration et aux pratiques des migrants a aussi accompagné le tournant transnational en relations internationales (10). Elle amené à réexaminer le rôle des acteurs non étatiques, tout en illustrant la résilience des États et de la souveraineté étatique dans la politique mondiale (11).

Pourtant, la notion de diplomatie migratoire reste un sujet de niche au sein des relations internationales et des études diplomatiques en général, que ce soit en langue anglaise ou en langue française. Elle mérite une attention plus soutenue des spécialistes de diplomatie et de relations internationales pour six raisons principales, qui sont liées à sa généalogie. 

Premièrement, la diplomatie migratoire oblige à décentrer l’analyse loin des pays du Nord, des politiques restrictives et des flux d’immigration. Deuxièmement, elle montre que les dichotomies juridiques entre migrants et réfugiés et les catégories de l’action diplomatique sont constamment redéfinies en fonction des intérêts géopolitiques et économiques des acteurs, qu’ils soient étatiques ou non étatiques. Troisièmement, la diplomatie migratoire impose une approche multiscalaire et multiacteurs de l’analyse diplomatique : elle opérationnalise les liens entre politique interne et extérieure, les interactions entre les échelles locales, nationales et internationales et entre différents types d’acteurs. À l’échelle locale, des acteurs tels que les diasporas, les municipalités ou les intermédiaires bureaucratiques jouent un rôle crucial dans la mise en œuvre des politiques migratoires. Ces dynamiques locales influencent les relations bilatérales et multilatérales, reliant processus globaux et réalités locales. Cinquièmement, la diplomatie migratoire permet d’affiner notre compréhension des types de diplomaties (publiques ou privées, formelles ou informelles, explicites ou implicites) et des instruments spécifiques ou des liens indirects (issue linkages) entre commerce, santé, culture, aide, etc. et migration. Enfin, la diplomatie migratoire invite à repenser le lien entre guerre et diplomatie. Non seulement dans l’usage stratégique de la migration, mais aussi dans l’analyse des vulnérabilités migratoires produite par les discours publics et la polarisation politique sur les questions d’identité et de diversité des pays d’accueil.

Notes

(1) P. Andreas et T. Snyder (dir.), The Wall around the West: State Borders and Immigration Controls in North America and Europe, Lanham (Md.), Rowman & Littlefield, 2000.

(2) H. Thiollet, « Migrations et intégrations dans le sud de la mer Rouge : migrants et réfugiés érythréens au Soudan, au Yémen et en Arabie Saoudite, 1991-2007 », Paris, Sciences Po, 2007.

(3) C. Wihtol de Wenden, La globalisation humaine, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 97‑138.

(4) F. Ragazzi, « Quand les gouvernements disent ‘’diaspora’’ : pratiques transnationales de souveraineté, citoyenneté et nationalisme en Croatie et en Ex-Yougoslavie », Paris, Sciences Po, 2010.

(5) H. Thiollet, « Migration as Diplomacy: Labor Migrants, Refugees, and Arab Regional Politics in the Oil-Rich Countries », International Labor and Working-Class History 79, no 01, mars 2011, p. 103‑21 (https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​1​7​/​S​0​1​4​7​5​4​7​9​1​0​0​0​0​293).

(6) S. Benjelloun, « Diplomatie migratoire du Maroc. La nouvelle politique migratoire ou la formation d’une politique publique engagée pour soutenir la politique étrangère du Maroc », Grenoble, Université Grenoble-Alpes, 2019.

(7) K. M. Greenhill, « Engineered Migration and the Use of Refugees as Political Weapons: A Case Study of the 1994 Cuban Balseros Crisis », International Migration 40, no 4, septembre 2002, p. 39‑74 (https://​doi​.org/​1​0​.​1​1​1​1​/​1​4​6​8​-​2​4​3​5​.​0​0​205).

(8) H. Thiollet, « Migration control as state building: Toward and Illiberal Convergence Hypothesis », in J. F. Hollifield et al. (dir.), Controlling immigration: a global perspective, 4e édition, Stanford, California, Stanford University Press, 2022, p. 630‑38.

(9) D. Bigo, « When Two Become One: Internal and External Securitisations in Europe », in M. Kelstrup et M. C. Williams (dir.), International relations theory and the politics of European integration: power, security, and community, Londres/New York, Routledge, 2000, p. 171‑204.

(10) N. Glick Schiller, L. Basch, et C. Blanc-Szanton, « Transnationalism: A New Analytic Framework for Understanding Migration », Annals of the New York Academy of Sciences 645, no 1, juillet 1992, p. 1‑24 (https://​rebrand​.ly/​7​a​e​e23).

(11) T. Lacroix et H. Thiollet, « Les migrations comme “crise.” Penser l’État et les migrations au 21e siècle », Un monde en crise ? Répondre aux défis internationaux, Centre de Recherches Internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2023.

Légende de la photo en première page : Le 6 novembre 2023, la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, signe avec le Premier ministre albanais un accord en vue de délocaliser le traitement de la demande d’asile de certains migrants de l’autre côté de la frontière, ce qui constituait alors une première en Europe. Le 18 janvier 2025, des dizaines de migrants sont arrivés en Albanie, marquant la reprise des transferts de demandeurs d’asile par l’Italie alors que des juges italiens avaient rejeté la détention des deux premiers groupes d’hommes. (© Governo​.it)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°84, « Géopolitique des migrations », Février-Mars 2025.
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