Magazine Moyen-Orient

L’alcool à Meknès, une « marchandise fantôme »

Ces aménagements permettent un éloignement des individus qui consomment de l’alcool de ceux qui n’en consomment pas. La question de la distance est donc centrale. Cette mise en scène de l’espace du bar montre le souci de rendre visibles et sensibles les limites du lieu. Le bar forme un espace distinct des autres espaces commerciaux, mais il a en fait été aménagé de la même façon que les espaces d’habitation qui se singularisent également par une claustration des espaces intérieurs pour protéger la vie intime. Dans ces derniers, que l’on se trouve dans la médina, un quartier résidentiel récent, la ville nouvelle ou un bidonville, les ouvertures extérieures sont soit inexistantes (médina), soit soigneusement obstruées selon les mêmes principes que dans les bars.

On a non seulement invisibilisé l’espace des bars, mais on a également invibilisé les pratiques d’achat et de consommation d’alcool dans les épiceries. On y rencontre les mêmes logiques de fonctionnement. L’achat et la vente d’alcool obéissent à des règles particulières. Le vendeur fait le nécessaire pour que sa marchandise sorte de son magasin sans être vue par les personnes présentes dans la rue. Il protège son client qui, du fait de sa religion, ne se sent pas autorisé à consommer et à transporter de l’alcool, et il se protège lui-même, puisqu’il n’a pas le droit de vendre à des musulmans. Par exemple, quand la personne achète une bouteille ou une cannette de bière, le vendeur enroule celle-ci dans une feuille de journal et la place dans un sac opaque pour être transportée à l’abri des regards.

Certains clients apportent parfois une petite bouteille d’eau minérale vide. Ils transvasent alors la mahia (eau-de-vie de figue) achetée dans cette dernière, et ressortent de la boutique avec cet alcool blanc semblable à de l’eau dans son nouveau contenant, indétectable au regard. Dans ce cas, il n’y a pas besoin de journal ni de sac plastique occultant, et l’acheteur peut boire dans la rue, en public.

Ces mécanismes concernent également la livraison. Les distributeurs livrent toujours leurs marchandises aux bars et aux restaurants par camion. Quand il s’agit de boissons non alcoolisées, les véhicules sont débâchés : on peut donc voir les caisses empilées entre les ridelles du camion, depuis la rue. Quand ils livrent des boissons alcoolisées, c’est l’inverse : des bâches masquent les marchandises transportées tout en ne laissant personne dupe sur le contenu. Ces mécanismes se vérifient jusqu’au domicile des consommateurs, ces derniers prenant soin de bien envelopper les bouteilles vides dans une feuille de journal avant de les jeter à la poubelle. Il ne faut donc pas être vu en train de boire, ou on ne doit pas signifier aux autres que l’on va boire en affichant la marchandise ou l’acte de consommer. On transgresse quand on manifeste le non-respect de la norme, quand on montre que l’on ne respecte pas la norme.

Un ordre social spécifique et… sous surveillance

Les pratiques d’invisibilisation des usages de l’alcool opérées par ces consommateurs ou ces distributeurs, alors que la loi ne leur interdit pas de consommer sans excès ou de vendre de l’alcool, montrent la force des normes sociales et religieuses par rapport aux normes juridiques. Normes officielles et officieuses cohabitent et permettent aux consommateurs d’alcool et à ceux qui le commercialisent de construire un rapport à l’ordre politique et social original et propre à leurs pratiques, témoignant à la fois de formes de contestation des normes officielles et d’intériorisation d’autres normes officieuses partagées socialement.

Ces mécanismes révèlent enfin l’omniprésence de la surveillance et d’un souci de la préservation d’une réputation. Les usagers de l’alcool sont les premiers à savoir que leur réputation est en jeu dans la mesure où ils la jouent régulièrement dans ces espaces fermés. Ils n’ont donc pas d’autre choix que d’invisibiliser leurs pratiques jusqu’au sein de leur domicile, leur réputation étant sans cesse en question et posant le problème de la conformité aux représentations du groupe social environnant. C’est le seul compromis possible qui permette de concilier l’usage de cette « marchandise fantôme », les représentations du groupe social, et la réputation individuelle (qui engage également celle de la famille). Chacun est obligé de s’y tenir, au risque d’être marginalisé. 

Notes

(1) Howard S. Becker, Outsiders : Études de sociologie de la déviance, Métailié, 1985.

(2) Philippe Chaudat, « Cachez ce buveur que je ne saurais voir ! Entre visibilité et invisibilité, la spatialisation du monde des bars à Meknès (Maroc) », in Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, no 151, juillet-septembre 2022, p. 199-216.

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°62, « Maroc : un royaume en mutation », Avril-Juin 2024.
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