Négligée en France, l’« Asie oubliée » occupe pourtant une place stratégique au cœur des jeux de puissance entre Pékin et Washington, sur le théâtre de la « nouvelle guerre froide » où se déroule une compétition entre puissances, dans un contexte de bouleversement des rapports de forces internationaux.
Les chaines d’information en continu, en France, ont connu la même évolution qu’aux États-Unis. Partant de la possibilité technique d’informer constamment les spectateurs, il y a, avec le temps, une prime au sensationnalisme. Et à l’intérêt pour certains sujets en priorité, quand ils suscitent un sentiment d’inquiétude sur l’avenir, la peur étant un bon moyen de captiver les esprits (1). Cela a certes permis de mettre en avant une réalité oubliée, à cause de la « guerre contre le terrorisme » : celle de la rivalité, potentiellement dangereuse, entre États. Une réalité confirmée avec la guerre russo-ukrainienne. Mais une réalité caricaturée et exagérée quand elle a été mise en parallèle, de façon abusive, avec la situation taïwanaise, les tensions sino-américaines, et le sentiment que nous vivions une nouvelle « guerre froide », qu’on explicitera ici (2).
L’approche sensationnaliste des relations internationales, en plus de nourrir la crainte confuse d’un possible conflit entre puissances, amène à donner une grande importance à certaines zones, et à en délaisser d’autres. Même quand elles sont, en fait, plus importantes qu’on ne le pense dans le cadre des tensions actuelles.
C’est le cas de ce qu’on a appelé dans ce dossier l’« Asie oubliée », composée principalement des Asies centrale et du Sud-Est, ainsi que de quelques pays enclavés entre des grandes puissances régionales, principalement la Mongolie et les pays de l’Himalaya que sont le Népal et le Bhoutan. Certes, ces pays ne sont pas au cœur de l’actualité internationale pour l’instant, et on les ignore traditionnellement dans l’analyse française. Pourtant, si on prend au sérieux la « seconde guerre froide », ils méritent une plus grande attention.
Comprendre la « nouvelle guerre froide »
Le « jeu de puissances » évoqué dans le titre fait référence, de façon moins polémique, à la réalité d’une seconde « guerre froide ». Le terme s’est imposé dans le débat américain, qui influence forcément le discours ailleurs dans le monde, y compris en France. Bien sûr, il a pu être critiqué, pour des raisons évidentes. Durant la « première » guerre froide, nous étions face à deux blocs idéologiques, diplomatiques, militaires, avec la crainte d’un possible affrontement nucléaire. En comparaison, les tensions sino-américaines sont d’abord économiques, technologiques ; et malgré des sujets qui peuvent susciter des craintes d’accrochage militaire — autour de Taïwan ou de la mer de Chine méridionale —, l’idée d’une « guerre nucléaire » entre les deux grandes puissances n’apparait pas évidente. On fera également remarquer que si les échanges économiques et humains étaient très limités entre Occident et bloc soviétique, ce n’est pas le cas entre États-Unis et Chine. Ainsi en 2017, alors que la notion de « guerre froide » commençait à s’imposer dans les esprits à Washington, on comptait 363 000 étudiants chinois en université américaine, et le commerce bilatéral s’élevait à 635 milliards de dollars (3).
Mais un tel argument a été affaibli dans le temps par un discours américain exprimant des craintes sur les conséquences qu’impliquait, pour Washington, la montée en puissance de la Chine. Le discours tenu autour de Taïwan même pourrait être moins catastrophiste si on s’en tenait aux faits. Mais insister sur l’imminence du danger rend nécessaire un investissement militaire qui pourrait, autrement, être remis en question (4). Si, du point de vue de Pékin, la réintégration de l’ile dans le giron chinois signifierait d’abord la fin de la guerre civile chinoise, vu de Washington, ce serait la première étape d’une prise de contrôle au niveau régional. C’est notamment l’approche d’Elbridge A. Colby, qui, sous la première administration Trump, a réorienté les priorités du Pentagone vers une opposition à la Chine. Selon lui, Taïwan ne serait qu’une première étape. Pékin menacerait le Japon directement. L’ancien amiral et responsable du renseignement pour le United States Indo-Pacific Command (5) Mike Studeman va encore plus loin, quand il compare la République populaire à l’Allemagne des années 1930. Cela va dans le sens plus global d’une « nouvelle guerre froide » associant les Chinois à un « Axe des agresseurs » avec la Russie, l’Iran, et la Corée du Nord, caricaturant les relations complexes entre ces États (6). Une telle approche transforme Taïwan en « nouvelle Pologne » dans une opposition globale où l’adversaire n’aurait pas de bornes à ses ambitions (7).
Cette approche est bien sûr caricaturale. Mais elle représente aussi les ambitions déçues d’Américains qui ont longtemps pensé que l’ouverture à la Chine allait forcément transformer son régime, donc signifier son alignement sur les positions américaines (8). Or aujourd’hui, pour la première fois depuis la fin de la (première) guerre froide, les États-Unis se trouvent face à un autre État capable, éventuellement, de concurrencer l’hyperpuissance américaine. Et depuis le début de cette décennie, vu de Washington, il y a deux routes possibles pour une Chine affirmant son statut de puissance : Pékin peut faire le choix d’un renforcement de son influence sur son environnement régional (une doctrine Monroe chinoise) ou, face aux résistances régionales, préférer une diffusion de son influence économique et diplomatique au nouveau global (9). Et de fait on peut constater, au niveau régional comme global, que ces deux possibilités expliquent nombre de choix diplomatiques chinois, notamment ses « routes de la soie » (BRI — Belt and Road Intiative). Le discours et la diplomatie américaine, acceptant la notion de nouvelle guerre froide, peuvent donc d’abord se comprendre comme une compétition classique entre puissance dominante et un acteur étatique considéré comme capable de remettre en cause le statu quo, régional ou international.