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Les houthistes du Yémen : l’émergence d’une puissance régionale

Avec la consolidation de leur puissance au niveau domestique, il était inévitable que les houthistes cherchent à jouer un rôle plus important au-delà des frontières du Yémen. Ainsi, les dernières années ont été marquées par leur émergence en tant que puissance régionale incontournable. Cela s’est d’abord manifesté dans leurs relations avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. En partie grâce au soutien iranien, les houthistes disposent d’un stock de missiles et de drones qui leur permet de frapper les villes et l’infrastructure critique, notamment pétrolière, dans ces deux monarchies. En septembre 2019, ils avaient revendiqué le bombardement – finalement attribué à l’Iran – des installations de la Saudi Aramco à Abqaïq et à Khurais, dans l’est du royaume. En janvier 2022, alors qu’une milice sud-yéménite soutenue par les Émirats arabes unis, la Brigade des géants, avançait et menaçait leurs positions autour de la ville de Marib, dans le centre du pays, ils ont ciblé avec des drones une zone industrielle près de l’aéroport d’Abou Dhabi. Les dégâts matériels étaient limités, mais le message était clair : toute tentative de mettre la pression sur eux fait courir le risque de représailles sous la forme de frappes directes. La permanence de la possibilité d’une attaque houthiste fait donc peser une menace majeure sur le modèle émirien, basé sur une image de stabilité et de destination attractive pour les investissements étrangers. Les houthistes ont ainsi réduit la capacité des Émirats arabes unis d’agir contre eux, réussissant à contenir l’influence d’Abou Dhabi au sud (7).

La guerre qui a éclaté dans la bande de Gaza à la suite des attaques terroristes du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 a ouvert une nouvelle fenêtre d’opportunité pour les houthistes, dont l’idéologie affiche une forte composante anti-israélienne et antisémite depuis leurs débuts – la devise d’Ansar Allah dit : « Allah est le plus grand/Mort à l’Amérique/Mort à Israël/Malédiction sur les juifs/Victoire à l’islam ». Jusqu’en 2023, la portée maximale confirmée de leurs missiles et de leurs drones ne leur permettait pas d’atteindre l’État hébreu. Au cours des premières semaines de la guerre à Gaza, ils ont toutefois lancé plusieurs attaques à près de 2 000 kilomètres du nord-ouest du Yémen, frappant (ou menaçant de le faire) Israël (8).

La montée en puissance des houthistes a également été constatée en mer Rouge. En 2015, au début de l’intervention saoudienne, leur flotte se limitait à des unités vétustes de la marine et de la garde côtière yéménites qu’ils avaient saisies. Quand la guerre commence à Gaza en octobre 2023, les houthistes se sont transformés en puissance maritime. Ils possèdent notamment des drones sous-marins, ainsi qu’un arsenal de missiles sol-mer et de mines maritimes. En quelques années seulement, ils ont acquis la capacité de nuire significativement au trafic maritime dans la moitié sud de la mer Rouge. Ils ont depuis démontré qu’ils étaient déterminés à utiliser ces atouts, attaquant des navires jusqu’au golfe d’Aden, officiellement au nom de leur solidarité avec la cause palestinienne (9).

Mais les faiblesses des houthistes sont nombreuses. Il s’agit d’un aspect souvent négligé : si la dimension régionale a un impact important, la volonté de renforcer leur position intérieure aussi. Ils ont beau être dominants militairement, l’économie du pays est ravagée, et ils ont démontré leur absence de compétence en matière de gouvernance. Les tensions croissent également dans les régions sous leur contrôle, notamment avec certaines tribus et au sein de la population à cause de la répression brutale dont fait preuve leur administration. Les houthistes cherchent donc, par leurs actions en mer Rouge, à mobiliser le sentiment propalestinien des Yéménites. Cela place, par ailleurs, leurs adversaires domestiques, proches de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, dans une position inconfortable étant donné la proximité de ces deux pays avec Israël.

Leur domination locale et le développement rapide leur puissance militaire font que leurs objectifs ne se limitent plus au Yémen : ils ont l’ambition de se positionner comme puissance régionale incontournable et comme membre à part entière de l’« axe de la résistance », ce réseau d’acteurs non étatiques armés soutenus par l’Iran et qui inclut le Hezbollah libanais, le Hamas et d’autres groupes palestiniens, ainsi que des milices en Irak et en Syrie. La capacité démontrée des houthistes de frapper le port israélien d’Eilat ne représente pas une menace militaire majeure pour Tel-Aviv : ses défenses antiaériennes peuvent intercepter relativement facilement leurs moyens encore rudimentaires. La menace est plus symbolique : en frappant Israël directement, ils adressent aux populations régionales un message de soutien à la cause palestinienne, ce qui leur a permis de marquer d’importants points en matière de soft power à travers le monde arabe. De plus, dans l’éventualité d’une escalade vers une guerre totale entre Israël et l’Iran, ils signalent que l’État hébreu devra faire face à un front additionnel au sud, en plus des fronts palestinien, libanais, syrien, irakien et iranien. Cela soulève, pour Israël, la perspective de l’encerclement et de la saturation de ses défenses antimissiles, accentuant la force dissuasive de l’« axe de la résistance ».

Il est aussi essentiel de comprendre que la capacité des houthistes d’obstruer le trafic maritime en mer Rouge ira au-delà de la guerre entre Israël et le Hamas. Un cessez-le-feu sera probablement suffisant pour les convaincre de mettre fin temporairement à leurs attaques. Toutefois, ils n’hésiteront pas à les reprendre afin de mettre la pression sur leurs rivaux, que ce soit l’Arabie saoudite, Israël ou les États-Unis. Enfin, leurs frappes en mer Rouge et sur Israël représentent une « gifle » pour Riyad, qui se voit ainsi rappeler l’échec de son intervention lancée en 2015.

Un réseau pro-iranien de plus en plus institutionnalisé

L’émergence des houthistes soulève plusieurs questions quant à l’évolution de l’« axe de la résistance ». La nature des relations avec la République islamique varie de manière significative. Cinq caractéristiques façonnent la dynamique bilatérale : le type de soutien iranien (militaire, renseignement, politique, financier) ; l’importance de cet appui (grande pour certains, limitée pour d’autres) ; la dépendance du groupe envers Téhéran (la proportion des ressources provenant de l’Iran par rapport aux atouts générés localement ou ailleurs) ; la nature de la relation qui en résulte (surtout sécuritaire, ou accompagnée d’une coopération politique) ; l’influence que l’Iran exerce sur ces mouvements.

Dans le cas des petits groupes armés dépendants du soutien iranien et qui ont principalement une fonction militaire, il est possible de parler d’un contrôle ou d’une influence iranienne forte sur leurs actions, comme c’est le cas pour plusieurs milices en Syrie. Pour le Hezbollah, le Hamas et les houthistes, la perception commune qu’ils agissent sous les ordres de la République islamique ne correspond pas à la réalité. Ces trois mouvements reçoivent un soutien militaire, financier et politique important de Téhéran, mais il ne s’agit pas de leur seule source de soutien ; le niveau de dépendance est donc moins élevé. Une grande part de la puissance des houthistes, en particulier, provient de leur absorption, de force ou négociée, de nombreuses factions politiques autrefois progouvernementales, des milices tribales et des unités de l’armée nationale et des services de sécurité.

De plus, ayant d’importantes fonctions politiques et sociales locales, le Hezbollah, le Hamas et Ansar Allah doivent, dans leur processus de prise de décision, prendre en compte des intérêts nationaux. Le résultat est une influence iranienne certaine, mais loin d’être absolue. Pour les houthistes, il s’agit d’un partenariat mutuellement bénéfique au sein duquel les intérêts sont généralement alignés.

À propos de l'auteur

Thomas Juneau

Professeur titulaire à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’université d’Ottawa (Canada), chercheur associé au Sana’a Center for Strategic Studies ; auteur du livre Le Yémen en guerre, publié aux Presses de l’Université de Montréal en 2021.

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