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Guerre, stratégies et confrontation géopolitique Est-Ouest en mer Noire

Négligée par les stratèges à la fin de la guerre froide, la mer Noire fut un temps présentée comme l’axe maritime d’une future région géoéconomique eurasienne, articulée sur le grand marché européen. Las ! Cette mer est vite redevenue un espace de confrontation, et ce dès l’intervention militaire russe en Géorgie (1). Lancée voici bientôt trois ans, l’« opération militaire spéciale » russe contre l’Ukraine a mis en lumière les enjeux stratégiques et géopolitiques de la mer Noire, dont on a pu redouter qu’elle ne devienne un « lac russe ».

Ce que les contemporains appellent la mer Noire, les anciens Grecs le nommaient Pont-Euxin, ce qui signifiait « mer hospitalière ». C’était là une antiphrase, la navigation y étant réputée difficile, voire périlleuse. Présentement, sur ce théâtre maritime de la guerre d’Ukraine, les périls sont militaires, stratégiques et géopolitiques.

Les ambitions historiques de la « Russie-Soviétie »

De prime abord, il importe de souligner le fait que la mer Noire, nonobstant l’ancienneté des ambitions hégémoniques de la Russie dans la région, fut longtemps considérée comme un théâtre périphérique, une arrière-cour de la mer Méditerranée (2). D’autant qu’à l’époque de la guerre froide, la situation était figée, la Turquie — maitresse du littoral méridional, face à l’URSS et aux pays riverains membres du Pacte de Varsovie (la Bulgarie et la Roumanie communistes) —, assumant le rôle de flanc-garde de l’OTAN (3). Située entre les Balkans, l’Est européen, le Caucase et l’Anatolie, la mer Noire n’est pourtant pas un espace négligeable. Elle couvre une superficie d’environ 420 000 kilomètres carrés. Reliée par les détroits turcs (Bosphore et Dardanelles) à la Méditerranée, la mer Noire forme avec la partie orientale de celle-ci le bassin pontico-méditerranéen. Cette « passerelle eurasienne » est une interface entre l’Europe, les profondeurs de l’Eurasie et l’Asie occidentale (Anatolie, Proche et Moyen-Orient). Pour les pays riverains, la mer Noire ouvre l’accès à la « plus grande Méditerranée » (4) et, au travers du détroit de Gibraltar et du canal de Suez, à l’Océan mondial.

Les ambitions hégémoniques russes susmentionnées remontent à la fin du XVIIIsiècle, lorsque se profilait la fameuse « question d’Orient », i.e. les rivalités de puissance suscitées par l’affaiblissement et le déclin de l’Empire ottoman. Après la conquête de la Crimée et des rives septentrionales de la mer Noire (1774), suivie de la fondation de Sébastopol (1783), le Tsar veut s’ouvrir le « chemin de Constantinople » et, sur les décombres de l’Empire ottoman, donner naissance à un grand empire orthodoxe à cheval sur les Détroits (les détroits turcs). La défaite russe à l’issue de la guerre de Crimée (1853-1856) ne fait que suspendre ce projet, comme en témoignent la « stratégie des mers chaudes » et les objectifs géopolitiques russes au cours de la Première Guerre mondiale. D’une certaine manière, il survit à la révolution bolchévique. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l’URSS ne parvient pas à satelliser la Turquie, celle-ci se tournant vers les États-Unis et bientôt l’OTAN, mais elle fait figure de puissance dominante en mer Noire et s’efforce de projeter sa puissance en Méditerranée orientale. 

Toutefois, la dislocation finale de l’URSS, le 25 décembre 1991, bouleverse la situation géopolitique régionale. Après avoir perdu le contrôle de la Bulgarie et de la Roumanie, la Russie post-soviétique voit ses moyens d’action et d’influence en mer Noire encore réduits par l’indépendance de l’Ukraine et de la Géorgie. Elle dispose d’à peine 400 kilomètres de côtes et ne conserve que quatre des vingt-six ports soviétiques de la région. Parallèlement à leur politique de « Russia first », les États-Unis promeuvent une stratégie de désenclavement du bassin de la Caspienne qui repose sur le plein accès à la mer Noire ainsi qu’au Caucase du Sud. Quant à l’Union européenne et ses membres, ils soutiennent le projet d’une Organisation de coopération économique de la mer Noire (5) (OCEMN), promue par Ankara, et lancent l’initiative « Synergie mer Noire » (2007). D’aucuns évoquent alors la formation d’une vaste région « mer Noire-Caucase-Caspienne ». 

Au vrai, l’éclipse russe en mer Noire fut de courte durée, Moscou manipulant les conflits dits « gelés » (6) de la région pour conserver des leviers de pouvoir et contrer les objectifs occidentaux dans le Caucase, le bassin de la Caspienne et en Asie centrale, ce en dépit de coopérations concrètes lors de l’intervention militaire occidentale en Afghanistan, en réponse aux attentats du 11 septembre 2001. Menée contre la Géorgie, la guerre des Cinq-Jours (8-12 aout 2008) marque un tournant. La prise de contrôle de l’Abkhazie, province géorgienne sécessionniste, et de ses frontières procure à la Russie 200 kilomètres supplémentaires de côtes sur la mer Noire. En février 2014, l’agression de l’Ukraine et le rattachement manu militari de la Crimée lui donnent le contrôle des deux rives du détroit de Kertch (l’antique Bosphore cimmérien), et donc de la mer d’Azov. La Russie dispose désormais de 1000 kilomètres supplémentaires de côtes. Remilitarisée, la Crimée est transformée en un « bastion stratégique méridional ». Au-delà de la défense des frontières sud de la Russie, l’idée est de s’assurer le contrôle stratégique de la mer Noire et de faire de la presqu’ile ukrainienne une tête de pont vers la Méditerranée et le Proche-Orient. L’année suivante, l’intervention militaire russe en Syrie concrétise le projet, avec la revitalisation de la base navale de Tartous, à mi-distance du Bosphore et du canal de Suez. 

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