En Suède, le 30 janvier dernier, le président Macron a déclaré que la France avait « la responsabilité de mettre sa capacité de dissuasion nucléaire à la disposition de l’Europe (1) ». Puis, le 27 avril dernier, il annonçait qu’elle était « prête à apporter une contribution accrue à la défense de l’Europe (2) ». Ces propos, qui ont suscité un vif débat et une assez large désapprobation dans la classe politique française, ont clairement laissé entendre que la France pourrait faire profiter l’ensemble du continent de sa propre dissuasion.
Contrairement à certaines critiques, si une telle prise de position d’un président français n’est pas totalement nouvelle (3), elle s’inscrit cependant dans un contexte où des doutes croissants émergent quant à la solidité de la protection américaine pour le Vieux Continent. Ainsi, les attaques virulentes de Donald Trump contre l’OTAN se sont multipliées ces dernières années, et ses prises de position récentes, comme refuser de défendre certains pays européens, voire encourager la Russie à les attaquer (4) (!), ont provoqué la consternation.
Mais le camp républicain n’a pas le monopole de ces prises de position hasardeuses. Ainsi, l’actuelle administration démocrate a démontré clairement depuis deux ans qu’elle refusait de voir l’Ukraine remporter la victoire contre Moscou et lui a livré juste de quoi ne pas s’effondrer. La tendance de long terme de la géopolitique étasunienne est en fait celle du « pivot », à savoir l’attention croissante pour la zone indopacifique et la menace chinoise, et un désintérêt croissant pour l’Europe.
Comme toute organisation humaine, l’OTAN a eu un début et aura une fin. Les Européens ne vivront pas éternellement sous sa protection. Ils doivent donc s’interroger sur l’avenir de leur défense, et notamment de leur défense nucléaire face à une pluralité de menaces, la menace russe étant évidemment dans un horizon prévisible la plus sérieuse.
Il y a cependant deux principes de la logique nucléaire qu’il faut rappeler ici.
• Le premier, dont nous parlons ici, est celui de la dissuasion élargie, c’est-à‑dire un cas de figure où un État doté de l’arme nucléaire considérerait qu’une attaque contre un allié qui n’en est pas doté serait une attaque contre lui-même, voyant l’application de sa propre doctrine nucléaire (5). C’est le principe du parapluie nucléaire. Cette protection a été accordée par les Américains à plusieurs de leurs alliés : Japon, Corée du Sud, Taïwan, Australie, Nouvelle-Zélande, Israël, Arabie saoudite, ainsi qu’aux pays de l’OTAN. Notons dans ce dernier cas que cette protection est implicite et officieuse : cette protection n’est clairement mentionnée dans aucun article du traité de l’Atlantique Nord, même pas dans le fameux article 5. Il faut ajouter que ce parapluie implique une terrible prise de risque pour le « protecteur » – ici les États-Unis – puisqu’une frappe atomique soviétique sur l’Europe, ou une large invasion de la RFA et du Benelux pendant la guerre froide par exemple, impossible à arrêter par des moyens conventionnels, impliquait une frappe nucléaire américaine sur les forces soviétiques, ce qui, par le jeu des représailles, pouvait entraîner une riposte dévastatrice sur le territoire américain. Autrement dit, les États-Unis prennent le risque d’une dévastation de leur territoire pour un problème qui, initialement, ne les concerne pas directement.
• Le second principe est le timing propre aux tirs de missiles balistiques, dont on sous-estime toujours la vitesse. Un missile russe tiré par exemple depuis les bases de Russie occidentale de Balabanovo ou de Serpoukhov mettrait moins de 15 minutes pour atteindre Bruxelles ou Paris (6). Ce délai tombe à six minutes si un sous-marin tire à quelques centaines de kilomètres de nos côtes. C’est une sorte de règle d’or de la dissuasion : toute puissance nucléaire qui n’est pas capable de donner un ordre de contre-attaque en cinq minutes maximum après le tir d’un missile ennemi ne peut pas être considérée comme crédible et opérationnelle, car il est alors possible de tuer ses dirigeants ou de détruire ses bases grâce à une frappe surprise, ce qui interdit toute contre-attaque. Ceci implique de déléguer au pouvoir politique une totale autonomie, car sa vitesse de réaction devient décisive.
Sans protection américaine, quelles alternatives pour les Européens ?
Si la protection américaine devait disparaître, une première possibilité pour la remplacer serait celle de la dissuasion nucléaire britannique. Celle-ci semble cependant peu satisfaisante, pour plusieurs raisons. D’abord, elle est très liée à celle des États-Unis : un retrait américain d’Europe conduirait certainement celle-ci, selon le mot de Churchill, à « privilégier le grand large à l’Europe » et à ne pas prendre d’engagements aussi graves sur le continent. Ensuite, n’étant plus membre de l’UE, le Royaume-Uni n’a plus, juridiquement, de devoir de solidarité avec ses anciens partenaires. De plus, il ne possède plus de bombardiers stratégiques depuis 1968, seulement des SNLE, ce qui accroît sa vulnérabilité et réduit ses options en temps de crise. Enfin, depuis plusieurs années, ces mêmes SNLE britanniques accumulent les déboires : un sous-marin ayant failli couler en 2022 (7), utilisation de logiciels russes et biélorusses à bord (8), tirs de missiles ratés (9), bâtiments mal entretenus (10).
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Notes
(1) Nicolas Barotte, « Emmanuel Macron veut-il mettre la dissuasion française à disposition des Européens ? », Le Figaro, 5 février 2024 (https://www.lefigaro.fr/international/verification-emmanuel-macron-veut-il-mettre-la-dissuasion-francaise-a-disposition-des-europeens-20240205).
(2) Daniel Harper, « Défense européenne : Macron ouvre le débat sur la dissuasion nucléaire au nom de l’UE », Euronews, 28 avril 2024 (https://fr.euronews.com/my-europe/2024/04/28/defense-europeenne-macron-ouvre-le-debat-sur-la-dissuasion-nucleaire-au-nom-de-lue).
(3) André Dumoulin, « Entre audaces et garde-fous doctrinaux et transatlantiques », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 97, août-septembre 2024, p. 32-33.
(4) « Verbatim. Trump : “J’encouragerais” la Russie “à faire ce qui lui chante” contre un allié de l’OTAN ne payant pas assez », 11 février 2024 (https://www.courrierinternational.com/article/verbatim-trump-j-encouragerais-la-russie-a-faire-ce-qui-lui-chante-contre-un-allie-de-l-otan-ne-payant-pas-assez).
(5) Joseph Henrotin, « Dictionnaire des principaux concepts, sigles et acronymes », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 35, avril-mai 2014, p. 21.
(6) Voir Jean-Pierre Petit, « Armada, 1re partie » (https://artillerie.asso.fr/docs/ARMADA/1%E8re%20Partie%20PDF/P1C%20Volume%20C1%20MSL%20balistiques.pdf).
(7) Laurent Lagneau, « Un sous-marin nucléaire lanceur d’engins britannique a frôlé la catastrophe à cause d’un instrument défectueux », Opex360, 21 novembre 2023 (https://www.opex360.com/2023/11/21/un-sous-marin-nucleaire-lanceur-dengins-britannique-a-frole-la-catastrophe-a-cause-dun-instrument-defectueux).
(8) Thomas Burgel « Géopolitique. Scandale dans la Royal Navy : des sous-marins britanniques équipés de logiciels conçus en Biélorussie », Geo.fr, 18 octobre 2024 (https://www.geo.fr/geopolitique/scandale-royal-navy-sous-marins-britanniques-equipes-logiciels-concus-bielorussie-siberie-sous-traitance-221565).
(9) Cécile Ducourtieux, « Au Royaume-Uni, les ratés de la dissuasion nucléaire », Le Monde, 21 février 2024.
(10) Laurent Lagneau « Un sous-marin nucléaire lanceur d’engins britannique est revenu à la base de Faslane dans un sale état », Opex360, 12 septembre 2012 (https://www.opex360.com/2023/09/12/un-sous-marin-nucleaire-lanceur-dengins-britannique-est-revenu-a-la-base-de-faslane-dans-un-sale-etat/).
Légende de la photo en première page : Représentation informatique du SNLE de nouvelle génération. Pour l’heure, la France reste le seul État européen à disposer d’une dissuasion totalement autonome. (© Naval Group)