Par ailleurs, un débat en cours entre juristes concerne la validité des motifs d’insurrection et de rébellion ; des propositions de loi visant la désignation de procureurs indépendants à l’encontre du président et de son épouse ont fait l’objet de vetos de la part du second président par intérim, sans dissuader le PD de reprendre ces propositions en les aménageant.
Depuis décembre, les manifestations se sont multipliées en Corée, notamment à Séoul, pour réclamer la démission et l’incarcération du président ou pour protester contre les votes de l’Assemblée et les mandats d’arrêt du Parquet et du CIO. Le 19 janvier, les partisans du président ont envahi les locaux du tribunal qui a prolongé sa détention. Si, selon les sondages d’opinion, 75 à 80 % des Coréens interrogés estiment que le président Yoon a mené une insurrection, il n’en reste pas moins qu’une partie de l’opinion, certes minoritaire, est très hostile à sa destitution et considère que le PD poursuit un coup de force contre lui, et fait potentiellement le jeu de la Corée du Nord. Des sondages très récents montrent une légère remontée de popularité du président Yoon de l’ordre de 30 %. Ces manifestations sont par ailleurs soumises à un flux important de rumeurs sur les réseaux sociaux.
En définitive, le déroulement des événements conduit à une polarisation de plus en plus forte de la société, déjà divisée en deux camps quasiment égaux, comme l’avaient montré l’élection de Yoon à une très faible majorité en mars 2022 et, auparavant, le rejet de son prédécesseur, Moon Jae-in, issu du PD. Jusqu’à présent, les manifestants des deux camps n’en sont pas venus aux mains grâce à l’intermédiation des forces de police, mais rien n’assure que cela dure, surtout si la procédure constitutionnelle devait ne pas aboutir rapidement.
Une crise aux racines anciennes
L’origine de la crise actuelle, du moins à court terme, est évidemment le « coup de sang » du président Yoon et sa décision insensée et très risquée au regard de l’équilibre des forces parlementaires (absence de majorité pour le PPP, proximité favorable au PD avec 192 députés du seuil de 200 voix du vote d’une motion de destitution).
De façon plus lointaine, cette crise est née de la victoire de Yoon face à Lee Jae-myung, chef du PD depuis mars 2022. Le PD a d’autant moins accepté la victoire du candidat conservateur en 2022 qu’elle fut acquise à une très faible marge (0,7 %) et que les élections générales d’avril 2024, en renforçant la majorité parlementaire de ce parti, ont constitué un désaveu du président. Quant à Lee Jae-myung, à la suite de divers scandales immobiliers et politiques, il est aujourd’hui à la merci d’un recours en appel après un jugement lui infligeant une peine de prison d’un an, et est menacé d’être inéligible ; il est sans doute pressé d’anticiper l’élection présidentielle normalement fixée à 2027. Le PD est aussi sous la surveillance de la justice ; son ancien chef Song Young-gil a été condamné le 8 janvier à deux ans de prison pour avoir reçu l’équivalent d’environ 500 000 dollars de donations considérées illégales.
La cohabitation entre un président conservateur et une opposition majoritaire à l’Assemblée a produit un blocage de l’action publique, un harcèlement du PD sous forme de motions de destitution à répétition, des vetos présidentiels en réponse à certaines lois et enfin des attaques personnelles à l’égard de Kim Keon-hee, épouse de Yoon Suk-yeol. Cette situation explique sans le justifier le choix présidentiel des mesures d’urgence aux bases légales très fragiles. Ce recours est aussi le reflet du caractère autoritaire voire autoritariste du président, qu’il avait déjà montré en étant chargé des poursuites à l’encontre notamment de la présidente Park Geun-hye. C’est aussi l’effet de la persistance au sein du camp conservateur et de certains membres de l’état-major des forces armées et du ministère de la Défense de réflexes venant de la guerre de Corée et de la période dictatoriale, entretenus par la menace nord-coréenne. Il ressort des débats actuels que depuis au moins le printemps le président Yoon réfléchissait avec un groupe de conseillers et militaires proches à des moyens de sortir de l’impasse politique existante, avec un intérêt croissant pour la mise en œuvre de la loi martiale par le président Chun Doo-hwan en 1980. Le vote de l’Assemblée de réduire le budget des services présidentiels et d’autres administrations, vécu comme une ultime provocation, a été le prétexte de son « coup de sang ».
La vie politique sud-coréenne est de fait divisée. Les événements des dernières années — les inculpations, destitutions et emprisonnements des présidents conservateurs Park Geun-hye et Lee Myung-baek, la tentative de destitution du président Roh Moo-hyun auparavant puis son suicide, l’incapacité du président Moon Jae-in à apporter des solutions aux questions économiques et sociales, qu’attendait son électorat — ont clivé la société. Aux distinctions traditionnelles entre provinces s’en sont substituées d’autres (entre Séoul ou grands centres urbains et campagnes, hommes et femmes, générations…), accompagnées du sentiment d’une grande partie de la population que la démocratie ne peut plus s’accommoder de pratiques qui rappellent un passé honni et rejeté.
Il est à craindre que la crise perdure. Sa résolution dépend de la capacité de la Cour constitutionnelle à rendre une décision — ce qui suppose la constitution normale du dossier d’instruction et une Cour en mesure de prendre d’ici mars prochain cette décision, deux nouveaux juges étant susceptibles de quitter leurs postes fin mars ou avril. De plus, d’autres audiences de la Cour pèsent sur la vie politique, comme celles concernant l’ancien Premier ministre. En cas de destitution, une élection présidentielle devrait se tenir dans les 60 jours. Le plus sage aurait été de laisser cette Cour instruire et débattre, en vue de retrouver un fonctionnement normal de l’État. Force est d’observer que les procédures du CIO et du Parquet ont ajouté des tensions à une situation déjà trop agitée. Elles reflètent le poids croissant, au fil des années, des procureurs dans les affaires publiques et leur inclination à inculper et faire emprisonner les personnes concernées, souvent graciées au terme de quelques années, éventuellement par leurs opposants politiques alors au pouvoir. Cette situation a plus détérioré la vie politique et la réputation de ses participants que consolidé leur crédibilité dans l’opinion. En tout état de cause, le parallélisme des procédures constitutionnelle et pénale peut susciter des interrogations, donner le sentiment d’un Parquet qui préempte la Cour et créer une suspicion d’acharnement, voire de hargne et de coup de force, du PD et du Parquet.