Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

Arménie-Azerbaïdjan : incarnation du nouvel ordre géopolitique mondial ?

Bakou, une puissance qui s’affirme

Au regard de ses nouvelles ambitions régionales, Bakou a adopté une doctrine d’influence offensive et sophistiquée, visant à affirmer sa souveraineté et à consolider son ascendant stratégique. 

L’Azerbaïdjan, fort de son succès militaire, cherche à mener une guerre qui dépasse le champ de bataille traditionnel. Cette démarche se traduit par la capacité à saisir les opportunités politiques pour consolider les gains obtenus par les armes, tout en évitant un nouveau cycle d’hostilités qui pourrait lui être autant préjudiciable que couteux. Au cœur de cette démarche se trouve un triple objectif : 

obtenir des concessions territoriales d’Erevan — environ 50 kilomètres carrés de territoire arménien dans les provinces de Syunik et Gegharkunik depuis 2022 ;

obtenir des victoires symboliques, par exemple pour ce qui a trait à la reconnaissance du Haut-Karabagh comme partie intégrante du territoire souverain azerbaïdjanais, y compris dans la Constitution arménienne ;

devenir un hub énergétique incontournable coute que coute.

Cette approche repose sur un réseau diplomatique et de renseignement en pleine expansion, ainsi que sur la création de think tanks et de centres de recherche spécialisés dans les enjeux géostratégiques et énergétiques (3). Ces institutions renforcent l’acuité de Bakou, lui permettant d’acquérir une « souveraineté cognitive » essentielle. Si la souveraineté cognitive reste une notion émergente, je propose de la définir ici comme la capacité d’un État à concevoir de manière autonome la défense de ses intérêts dans un environnement international complexe, tout en développant une vision stratégique de sa place dans le monde. En cultivant et en mobilisant cette communauté épistémique dynamique, l’Azerbaïdjan parvient à élaborer des stratégies qui intègrent expertises locales et internationales, tout en projetant des scénarii actuels et futurs sur les trois axes précédemment énoncés. 

Couplée à une capacité matérielle et financière rendant effective et opérationnelle une telle diplomatie, Bakou souhaite exercer un contrôle par différents leviers. D’une part, la dissuasion, se traduisant par l’intimidation des soutiens internationaux au rival arménien. La stratégie d’immixtion, par le truchement d’exploitation, voire d’instrumentalisation des failles des politiques intérieures des pays considérés comme ennemis, en est un bel exemple. C’est ainsi que Bakou utilise habilement un discours anticolonial pour s’immiscer dans les affaires des DROM-COM français, soutenant les mouvements indépendantistes et créant un « Front international de libération des colonies françaises » (4). Bakou estime qu’il s’agissait d’une riposte légitime au soutien de la France à la cause arménienne, en particulier concernant le Haut-Karabagh (Artsakh en arménien), territoire souverain de l’Azerbaïdjan dans lequel la population arménienne, jusqu’à récemment majoritaire, a subi un nettoyage ethnique. D’autre part, la projection des intérêts azerbaïdjanais s’exerce à la fois par une « diplomatie du caviar », visant à limiter les critiques concernant les dérives autoritaires du régime Aliyev et le nettoyage ethnique ayant eu lieu au Haut-Karabagh, et par le développement d’une expertise géopolitique, technique et économique solide dans le domaine de l’énergie. Cette double approche, entre moyen de coercition et apport technique, permet à Bakou de défendre habilement ses intérêts sur la scène internationale.

Cependant, cette montée en puissance implique également une prise en compte des intérêts régionaux et des réalités géopolitiques des autres puissances, posant la question de la pérennité et des limites de cette stratégie.

La Turquie et l’Iran, entre rêve et méfiance

Alors que la Turquie et l’Azerbaïdjan cherchent à promouvoir l’unité symbolique par une continuité géographique du monde turcique, ce projet tend à éveiller une rivalité géopolitique majeure, l’Iran percevant cette ambition comme un irrédentisme menaçant à sa sécurité et à son influence régionale. 

Cette méfiance croissante trouve son origine dans des projets stratégiques, comme le corridor de Zanguezour. Celui-ci vise à établir une voie de transport reliant l’Azerbaïdjan au Nakhitchevan via le Sud de l’Arménie. Ce réseau repose sur deux lignes ferroviaires majeures, voire cruciales pour la continuité territoriale entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan. Cela s’inscrit dans une dorsale économique et énergétique beaucoup plus large, comprenant l’acheminement du gaz vers la Turquie et l’Union européenne. La Turquie, tout comme l’Azerbaïdjan, aspire à renforcer son influence dans le Caucase tout en tirant profit de cet axe énergétique majeur — le Southern Gas Corridor (SGC) —, dont le tronçon principal de près de 1800 km, le Trans Anatolian Pipeline (TANAP), passe justement par la Turquie. Le volume actuel transitant par le TANAP est de 16 milliards de m³, avec une estimation de transit à terme de près de 31 milliards de m³ de gaz (5). Le volume pourrait être encore bien plus important avec le TransCaspian Pipeline, reliant le réseau de gazoduc et d’oléoduc d’Asie centrale par la mer Caspienne, bien que ce projet soit pour le moment à l’arrêt. Ainsi, ce projet pan-turcique ne se limite pas à une simple unification ethnique, mais vise également à établir une forme d’hégémonie géopolitique et géoéconomique, en devenant un précieux fournisseur d’énergie à une Europe en difficulté à ce niveau.

En réponse aux initiatives turco-azerbaïdjanaises, l’Iran adopte une posture défensive, cherchant à préserver l’axe de transport vital Nord-Sud avec l’Arménie. La sécurisation des routes de transport, comme stipulé dans l’Accord trilatéral de 2020, devient alors le centre de gravité des tensions, ainsi que des projections stratégiques régionales. Cet accord vise à renforcer la connectivité en facilitant le transit entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan, à travers le territoire arménien du Syunik. L’accord prévoit également la sécurité de ce corridor, ainsi que des mesures de déploiement de forces de maintien de la paix russes pour assurer la stabilité. Cependant, cette force d’interposition ne semble pas amoindrir les tensions régionales. La perspective d’un corridor reliant Bakou au Nakhitchevan est perçue, en particulier dans son caractère exclusif, comme une menace directe aux intérêts de l’Iran. Cette configuration couperait l’axe de transport Nord-Sud, ce qui impliquerait un isolement accru de son territoire et donc une perte de son influence dans le Caucase (6). Cela, l’Iran ne peut l’accepter, au point même d’entamer des manœuvres militaires importantes sur la frontière avec l’Azerbaïdjan, la crainte d’une guerre ouverte dans la région azérie du Nord de l’Iran n’étant pas exclue (7).

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