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Renouveau de la dissuasion conventionnelle ? Du tir de l’Oreshnik et de ses conséquences

Non seulement la dimension aérobalistique prend une place de plus en plus importante dans les architectures stratégiques (1), mais encore le monde connaît une nouvelle étape conceptuelle dans le développement des dissuasions. Essai inédit d’ICBM chinois le 24 septembre dernier (2), tir russe d’un Oreshnik en Ukraine, proposition française d’un missile de moyenne portée : les lignes bougent.

Le tir, le 21 novembre 2024, d’un missile balistique de portée intermédiaire (IRBM) Oreshnik par la Russie constitue indubitablement une rupture. L’engin, doté de six charges multiples à guidage indépendant, qui n’étaient manifestement pas des charges explosives, a frappé la ville ukrainienne de Dnipro, sans qu’un ciblage particulier soit distinguable. Il s’agit là du premier usage militaire d’une arme de ce type – qui pourrait d’ailleurs, comme le DF‑26 chinois, avoir une double fonction, nucléaire et conventionnelle. Intervenant dans la foulée de l’emploi par l’Ukraine de missiles ATACMS (Army tactical missile system) contre des bases situées sur le territoire russe, finalement autorisé par Washington (3), cette frappe a indiscutablement une valeur déclaratoire.

Retour à la thématique du découplage

Elle marque un signalement stratégique à l’intention des États européens, et ce, d’une manière très particulière qui n’est pas sans rappeler les heures les plus tendues des années 1980. Durant la guerre froide, les IRBM soviétiques étaient essentiellement destinés à des actions contre l’Europe occidentale et, dans une moindre mesure, la Chine. La mise en service du SS‑20, en remplacement du SS‑5 jugé obsolète, avait impliqué la conception et le déploiement des Euromissiles – les Pershing II et LGM‑109 Gryphon – qui avaient non seulement créé des tensions dans les sociétés européennes, y compris instrumentalisées par l’URSS, mais aussi ravivé le débat autour d’un « découplage » entre les membres européens de l’OTAN et les États-Unis. La crainte était alors que les opérations nucléaires restent cantonnées au continent européen. La perspective de cet « Euroshima » était alors amplifiée par un glissement doctrinal américain opéré dans les années 1970 et centré sur la recherche de la victoire dans la guerre nucléaire, ainsi que par la notion d’un emploi graduel des feux nucléaires (4).

Justement, le tir russe se produit dans le contexte de la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine et peut être vu comme un signalement à l’intention de sa future administration. Il s’agirait ainsi de jouer sur la vision transactionnelle des relations internationales de Donald Trump, qui promettait de mettre un terme à la guerre d’Ukraine en trois jours en élevant les enjeux. Il s’agit peut-être aussi de relancer les débats sur le découplage, qui s’étaient terminés avec le démantèlement des SS‑20, Pershing II et autres LGM‑109 consécutif au traité INF (Intermediate nuclear forces)… devenu caduc. Toutefois, le tir du 21 novembre concerne un système qui n’est pas encore en service opérationnel. Le missile a ainsi fait l’objet d’un premier tir en conditions réelles, avec probablement peu d’engins parés pour une utilisation. Le programme lui-même reste nébuleux : si l’hypothèse d’une variante du RS‑26 Rubezh (SS‑X‑31) avec un étage en moins a été évoquée, elle reste à démontrer.

On note par ailleurs que le tir de l’Oreshnik intervient également quelques jours après l’inauguration officielle, le 13 novembre, de la base antimissile de Redzikowo, en Pologne – la base étant opérationnelle depuis juillet dernier –, et son intégration au système antimissile de l’OTAN. Cette base est la deuxième installation Aegis Ashore en Europe, après celle de Deveselu (Roumanie), avec 10 lanceurs verticaux pour des missiles SM‑3, et est perçue par la Russie comme une menace pour la crédibilité de sa dissuasion nucléaire. Il n’est toutefois pas certain qu’elle soit adaptée à l’interception de missiles russes, du fait de son positionnement trop à l’est pour protéger les capitales européennes – le dispositif otanien ayant été conçu dans l’optique d’une menace iranienne – et de l’évidente faiblesse de la salve défensive face à la masse d’ogives russes.

Une réponse européenne… et avant tout française ?

À certains égards, la réponse européenne n’est pas inexistante. D’une part, l’European long range strike approach (ELSA), un programme déjà porté sur les fonts baptismaux par la France, l’Allemagne, l’Italie et la Pologne, a pour but de concevoir et de produire des missiles de croisière conventionnels à lancement terrestre d’une portée de 1 000 km en prenant comme base le SCALP Naval. La Suède et le Royaume-­Uni ont indiqué en octobre vouloir s’y joindre. L’approche était alors centrée sur la frappe conventionnelle dans une optique multidomaine (voir DSI hors-série no 99). Ce système est une arme d’emploi tirant parti des leçons de la guerre d’Ukraine, qui apparaît également adaptée aux logiques de lutte contre-­A2/AD (Anti-­access/Aera denial) et dont la mise en service renforcerait les armées européennes – et donc leur potentiel dissuasif. Il constitue aussi le pendant matériel aux systèmes à longue portée américains mis en œuvre par les Multidomain task-forces (5).

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