D’autre part, la révélation par Challenges d’une réflexion autour du développement d’un missile balistique conventionnel d’une portée supérieure à 1 000 km – mais qui n’a pas été précisée plus avant – est intéressante (6). L’annonce suit le tir russe et apparaît, au moins a priori, comme une réponse sur le plan déclaratoire, mais elle interpelle également, cette fois sur le plan opérationnel. Bien qu’il soit utilisable dans des scénarios multidomaines (multimilieux/multichamps), on peut s’interroger sur son usage dans un cadre de dissuasion conventionnelle qui laisserait augurer un glissement français vers une logique assimilable à la riposte graduée.
Cette dernière avait été refusée par la France, adepte d’une conception plus orthodoxe de la dissuasion où la protection des intérêts vitaux nationaux apparaissait comme plus crédible que l’établissement d’une dissuasion élargie. Mais le contexte politique européen a changé depuis les années 1990, et plus encore depuis février 2022 et, in fine, la perspective d’un désengagement européen des États-Unis. La question de l’extension du périmètre des intérêts vitaux aux alliés européens, plus ou moins régulièrement évoquée depuis les années 1990, refait ainsi surface et, dans une certaine mesure, des signes de demande de certaines capitales européennes sont visibles (7). Mais elle se heurte à la rigidité conceptuelle de la dissuasion et au délicat problème de l’éventuelle mise en danger de Paris pour sauver Vilnius.
L’hypothèse d’un missile balistique à charge conventionnelle peut ainsi être lue comme une tentative de trouver un juste milieu évitant le « tout ou rien nucléaire ». Si elle se concrétisait, elle laisserait envisager, paradoxalement, une « riposte graduée à la française », laquelle existe, d’une certaine manière, déjà en germe. Le retour dans l’organisation militaire intégrée de l’OTAN puis le recentrage à l’est avec des déploiements sur le terrain témoignent de la recherche d’un effet dissuasif dans un cadre où la dissuasion, relation sociale avant d’être matérielle, est une fonction stratégique en France. Il faut y ajouter que les actions de subversion, de sabotage et de « cybotage » – la « guerre hybride – imposent des réactions qui ne peuvent pas être nucléaires (8). Dès lors, l’action stratégique face à l’adversaire étatique probable ne se situe en fait jamais dans un « tout ou rien nucléaire ». La vertu d’un système défensif consiste, là comme ailleurs, à disposer d’une certaine liberté d’action.
En l’occurrence, un engin balistique de portée moyenne ou intermédiaire offre ainsi, en théorie, une option supplémentaire aux décideurs politiques, dans un cadre marqué par la volonté de repositionner la France comme « fournisseur de dissuasion » en Europe, alors que le retour de Donald Trump soulève la question de la neutralisation de la dissuasion otanienne – la fameuse « double clé » qui implique le feu vert de Washington. Ce calcul est-il compatible avec la dissuasion nucléaire ? Dans toute logique de graduation/riposte proportionnelle, la possibilité de la montée aux extrêmes – nucléaire en l’occurrence – existe. Mais, à tout le moins, le spectre d’un engagement nucléaire massif est éloigné. Cette logique ne va pas sans susciter d’interrogations. Comme pour la Russie avec son Oreshnik, un tel choix pose la toujours délicate question de la discrimination et d’une réponse nucléaire « accidentelle ». Et ce, qu’elle soit de bonne foi (le tir conventionnel est réellement confondu avec un tir nucléaire) ou non. La réponse nucléaire serait alors présentée comme « accidentelle », permettant de mettre la France au pied du mur d’un engagement de plus large ampleur.
De la question des moyens
Est-ce techniquement faisable ? La France dispose avec le M51 d’une expertise balistique évidente et de l’ensemble des briques technologiques nécessaires, notamment dans le domaine de la navigation. Le développement d’un missile balistique de portée moyenne ou intermédiaire – y compris doté de charges conventionnelles multiples – apparaît ainsi comme relativement aisé, mais encore faut-il que les lignes budgétaires nécessaires soient ouvertes. Or la Loi de programmation militaire actuelle laisse assez peu de liberté de manœuvre, dans un contexte où une partie des augmentations prévues – d’ailleurs regardées avec envie par Bercy – seront absorbées par l’inflation et d’indécision après le renversement du gouvernement.
La séquence actuelle ouvre néanmoins la porte à des possibilités de coopération, qui pourraient justement permettre de rectifier la position de la France sur l’échiquier européen en lui donnant un positionnement aux accents multilatéraux. On peut ainsi penser à une coopération avec Varsovie, ce qui ne serait pas sans donner un « coup d’accélérateur » à une relation sans doute trop longtemps délaissée et qui, d’un point de vue stratégique, ne peut se permettre de laisser de côté la Pologne, qui apparaît comme une puissance pivot en Europe. Et qui, en l’occurrence, a demandé le positionnement d’armes nucléaires américaines sur son sol et considère la frappe dans la profondeur, par missiles de croisière interposés, comme une nécessité de premier plan.
Notes
(1) Joseph Henrotin, « Les habits neufs de la dissuasion conventionnelle. Le changement de donne aérobalistique », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 99, décembre 2024-janvier 2025.
(2) Le tir était le premier essai d’ICBM (Intercontinental ballistic missile) chinois depuis 1980.
(3) Le général Guerassimov a entre-temps indiqué que le tir de l’Oreshnik était planifié de plus longue date. Difficile cependant de ne pas voir une coïncidence entre les évènements.
(4) Sur l’époque et ses débats, voir notamment Susan Colbourn, Euromissiles. The Nuclear Weapons That Nearly Destroyed NATO, Cornell University Press, Ithaca, 2022.
(5) Dont des déploiements sont par ailleurs prévus en Europe, avec des missiles Tomahawk, Dark Eagle et SM-6. Voir Joseph Henrotin, « Frappes à longue portée : impératif tactique ou ambitions démesurées ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 89, avril-mai 2023 ; Joseph Henrotin, « Enjeux doctrinaux de la concrétisation du multidomaine. Les évolutions au sein de l’US Army et des Marines », Défense & Sécurité Internationale, no 160, juillet-août 2022.
(6) Vincent Lamigeon, « Armement : la France envisage un nouveau missile balistique », Challenges, 27 novembre 2024.
(7) Voir notamment Tomaso Colizza, « La dimension nucléaire de la sécurité de l’UE », Défense & Sécurité Internationale, no 167, septembre-octobre 2023.
(8) Et ce, dès la guerre froide. Voir Laure Bardiès, « Âge nucléaire et stratégie indirecte », Défense & Sécurité Internationale, no 159, mai-juin 2022.
Légende de la photo en première page : Un RSD-10 Pioneer/SS-20 Saber, prédécesseur lointain – et à charge nucléaire – de l’Oreshnik. (© 8H/Shutterstock)