La ruse au niveau opératif : l’exemple des contre-offensives ukrainiennes
Après l’échec de la prise de Kiev qui impose le retrait russe des axes nord et nord-est, une ligne de front relativement solide se met en place. Se développe progressivement un discours autour d’une bataille à venir pour la tête de pont de Kherson, une poche de 20 à 50 km de profondeur au nord du Dniepr défendue par 22 à 25 groupements tactiques russes. Moscou dispose par ailleurs de réserves générales étoffées dans ce secteur : trois armées entre le Dniepr et Mélitopol (5e, 35e et 29e), pratiquement le tiers du corps expéditionnaire en Ukraine. Un succès à Kherson permettrait aux Ukrainiens de retrouver l’initiative (9). Le président Zelensky et le ministre de la Défense Oleksiy Reznikov parlent publiquement de préparatifs en vue d’une grande opération pour reprendre des territoires dans le sud du pays. Fin août, Kiev intensifie ses bombardements sur la région de Kherson, utilisant notamment ses lance – roquettes HIMARS. En prévision d’une attaque, la Russie repositionne des troupes pour renforcer ses positions dans le sud. Les commentateurs s’accordent alors pour dire qu’il s’agit des prémices de la première contre – offensive ukrainienne tant attendue.
Les Ukrainiens lancent, le 29 août, une préparation d’artillerie majeure ainsi qu’une douzaine d’attaques sur toute la largeur du front, avec sept brigades de l’armée régulière et sept autres des forces territoriales et de la garde nationale. Plusieurs réussissent. Les combats sont intenses, le taux de pertes dans certaines unités avoisine les 50 %. La contre – attaque ukrainienne semble faire long feu. Le ministre de la Défense déclare que l’Ukraine ne dispose pas du matériel nécessaire pour reprendre du terrain sur une grande échelle. Dans le même temps, un black-out complet est demandé aux blogueurs par les Ukrainiens. Des sites ukrainiens comme Davidoff et War in Ukraine passent de l’optimisme au pessimisme. Malgré cela, quelque chose se prépare. Oleksiy Danilov, chef du Conseil national de sécurité et de défense de l’Ukraine, déclare par exemple le 1er septembre à Time : « Nous sommes en guerre, et pas seulement dans le sud. » De nombreux experts doutent toutefois que l’Ukraine soit capable d’organiser une contre – offensive sur deux fronts.
Début septembre 2022, les Ukrainiens, les Russes et tous les observateurs de la guerre regardent donc à l’unisson en direction de Kherson et de la rive sud-ouest du Dniepr (10). Pourtant, tout en continuant à frapper au sud, le 6 septembre, l’armée ukrainienne lance une vaste contre – offensive dans la région de Kharkiv, au nord-est. En trois jours, ses forces percent les lignes russes, encerclant et reprenant la ville de Balakliya. La poussée se poursuit ensuite plus à l’est et, le 10 septembre, les forces ukrainiennes s’emparent de la ville de Koupiansk. À cette date, 2 000 km2 sont reconquis et le ministère russe de la Défense doit annoncer le retrait des troupes de la ligne de front qui s’effondre.
Cette percée a‑t‑elle été rendue possible par la mise en œuvre d’une opération de déception classique (apparaître faible là où l’on est fort) mêlant une diversion vers Kherson et des actions psychologiques (11) ? Les Ukrainiens ont pu s’appuyer sur leur connaissance des préconceptions des Russes : pour ces derniers, reprendre Kherson, seule grande ville du pays occupée par la Russie, devait forcément être l’objectif de Kiev afin de libérer des zones agricoles, de rétablir un accès à la mer Noire et de profiter de la forte résistance à l’occupation dans cet oblast le plus éloigné des lignes de ravitaillement russes. La sécurité opérationnelle et les actions d’intoxication ont trompé la Russie, les observateurs de la guerre et le grand public. Kiev avait par ailleurs une bonne vision des capteurs russes et de ce à quoi la Russie prêtait attention et a pu l’intégrer dans son opération de déception. Enfin, il faut souligner l’absence de supériorité aérienne : la Russie ne pouvait pas utiliser librement ses avions de renseignement, de surveillance et de reconnaissance au-dessus du champ de bataille, ce qui limitait sa capacité à suivre les mouvements ukrainiens. Un doute demeure toutefois. Rien ne permet aujourd’hui d’affirmer que la contre – offensive dans la région de Kherson n’était qu’une feinte. L’Ukraine y a engagé une puissance de combat considérable et il est peu probable qu’elle ait agi de la sorte dans le seul but d’attirer les forces russes. Il peut donc également s’agir d’une offensive d’opportunité, les Ukrainiens – avec l’aide de pays occidentaux – s’étant rendu compte au cours de l’été de la faiblesse du dispositif de la 144e division d’infanterie russe. Quoi qu’il en soit, l’Ukraine est parvenue à créer un dilemme pour les Russes, l’une des clés de la réussite tactique : soit s’engager à fond ou pour Kherson ou pour Kharkiv, soit diviser ses forces.
En 2024, la transparence accrue du champ de bataille et la forme prise par les combats font dire à certains commentateurs que toute surprise est impossible. Pourtant, le 8 août 2024, Kiev la crée en menant une contre – offensive en direction de Koursk avec deux à trois brigades, conquérant 1 000 km2 en une semaine. Ce succès initial s’explique une fois encore par la faiblesse du dispositif russe dans ce secteur et un réseau routier presque intact dans les oblasts de Soumy et de Koursk, offrant un espace de manœuvre très propice à une attaque – surprise. Mais l’Ukraine s’attache également à conserver le secret sur ses intentions réelles. La planification se fait ainsi en comité très restreint, à tel point que les unités devant mener l’opération ne seront prévenues que quelques heures avant. Les Ukrainiens masquent leur montée en puissance, la faisant dans un secteur calme du front fournissant des axes logistiques vers Kharkiv et vers Koursk.
L’Ukraine lance en outre une campagne de désinformation pour tromper quant à son intention, des dirigeants militaires et politiques s’exprimant sur leur incapacité à mener une contre – offensive avant le printemps 2025. L’armée ukrainienne annonce aussi que la 61e brigade mécanisée se déplacera à Vovchansk, soit dans le nord-est de l’Ukraine. Kiev mène surtout une manœuvre de contre – renseignement très efficace en détruisant les capteurs russes et façonne le champ de bataille par des frappes pour entraver la capacité de réaction de Moscou. Ainsi, les Ukrainiens atteignent la surprise tactique grâce à des actions antidrones et antiradars, puis de guerre électronique contre les réseaux russes de transmission associées à des actions d’intoxication (12). Si des documents d’état – major capturés dans le secteur de Koursk montraient que le renseignement russe avait prévenu du risque d’une offensive (accréditant la thèse de l’auto – intoxication russe), il est pareillement plausible que les Ukrainiens soient parvenus, par leur manœuvre d’intoxication, à tromper une partie du commandement russe.