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Ruses et opérations de déception dans la guerre d’Ukraine (2022-2024)

Leurres : tromper c’est survivre

Concernant la ruse, la transparence accrue du champ de bataille, la létalité croissante, en particulier liée aux tirs indirects à longue distance et aux drones, ainsi que la forme prise par le combat – front relativement fixe – ont aussi poussé les deux belligérants à utiliser massivement des outils aussi anciens que la guerre, les leurres tactiques terrestres, des équipements factices destinés à tromper l’observation ennemie.

Chez les Ukrainiens, comme dans beaucoup d’armées post – guerre froide, les leurres ont d’abord été vus comme des accessoires peu utiles. Andrii Rymaruk, de l’ONG Come Back Alive qui a joué un rôle de premier plan dans l’approvisionnement des soldats ukrainiens en matériel depuis 2014, explique que son association travaillait à la conception de prototypes gonflables avant l’invasion, mais que l’armée aurait affirmé ne pas en avoir besoin (13). Des leurres simples, essentiellement des mannequins, sont apparus dès début 2022, notamment dans des tranchées dans le secteur de Kharkiv. Des avions factices ont également été très rapidement utilisés pour accroître la survivabilité des aéronefs. En outre, les premières frappes russes sur les aérodromes ukrainiens ont détruit de nombreux hangars. En photographiant ces dégâts et en imprimant ce motif sur des bâches tendues au – dessus de ces zones, il a été possible, pour les Ukrainiens, d’y redéployer des avions à l’abri, cette position étant considérée comme détruite par les Russes (14). De même, des frappes répétées ont été menées contre plusieurs sites des systèmes de défense sol-air factices, par exemple un radar mobile d’IRIS‑T.

Dans un contexte de front relativement stabilisé et de menace permanente de frappes russes, l’emploi des leurres s’est ensuite constamment développé chez les Ukrainiens. Si certaines unités peuvent fabriquer les leurs, des fournisseurs sont également apparus. Metinvest, une très grande entreprise sidérurgique et minière ukrainienne, s’est lancée dans la production de leurres dès l’été 2022, entre autres avec des répliques d’obusiers D‑20 et de M‑777 offrant une bonne signature visuelle et coûtant moins de 1 000 dollars. Par ailleurs, les livraisons d’armes occidentales à l’Ukraine ont inclus des leurres, dont certains relativement sophistiqués. Le Pentagone a ainsi livré des Joint Threat Emitter de Northrop Grumman (15). Cet outil, normalement destiné à l’entraînement des pilotes, émet des signaux imitant les systèmes de défense aérienne. Des drones ADM‑160B (MALD) ont également été transférés. Ils peuvent brouiller les radars ou simuler des formations de bombardiers ou de chasseurs et aident à la pénétration des défenses antiaériennes.

Aujourd’hui, sur le terrain, les systèmes d’armes les plus précieux sont accompagnés d’une « garde rapprochée » en bois, en métal, ou gonflable. Les positions d’artillerie réelles sont systématiquement associées à deux ou trois positions factices avec des leurres de HIMARS, de M‑777, de M‑109, de D‑20, etc., mais aussi des copies factices de radars AN/TPQ‑48 et AN/TPQ‑36. Il en va de même pour la défense sol-air ukrainienne. Les équipes de drones, qui souffrent d’une attrition élevée, mettent aussi en œuvre, aux côtés de la dissociation entre le point de décollage/atterrissage et l’emplacement de pilotage et des déports d’antennes, des leurres d’antennes et de faux systèmes de brouillage faits à partir de moyens dégradés pour tenter d’accroître leur survivabilité. Tous ces leurres semblent utiles. Mi-2022, la Russie a ainsi annoncé avoir détruit 44 HIMARS alors que 16 seulement auraient été livrés. Surtout, plusieurs vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent des frappes russes sur des leurres ukrainiens (16).

Les Russes emploient eux aussi des leurres à grande échelle, même si cet usage est un peu moins documenté. Le développement des frappes à longue distance par les Ukrainiens les a en particulier poussés à mettre en œuvre ce procédé dans la profondeur. À l’été 2022, deux barges servant normalement de cibles sont installées à proximité de pont de Kertch. Couvertes de déflecteurs radars, elles sont probablement là pour leurrer les missiles ukrainiens. Des silhouettes d’avions peintes sur le tarmac sont détectées sur les bases de Belbek, de Gvardeyskoye et de Krymsk au deuxième semestre 2023. Plus tard, en janvier 2024, une image de Planet Labs montre une silhouette d’avion de chasse peinte sur le tarmac de la base aérienne de Mozdok. Ce procédé, qui peut sembler archaïque, vise sans doute à berner certaines IA de perception basiques embarquées dans des drones. La tromperie n’a toutefois pas échappé à l’œil humain. En septembre 2023, des images de la base aérienne d’Engels‑2 montraient des Tu‑95 et des Tu‑160 avec une partie de leurs ailes et de leurs fuselages couverte par des pneus. Si les motifs de ces procédés sont débattus, la recherche d’une protection contre les attaques de drones ou une tentative de modification de la signature radar sont des hypothèses crédibles. Dans le domaine naval, en mars 2024, d’autres images permettent de découvrir une silhouette de sous – marin et une structure visant à imiter un kiosque sur un dock de Novorossiysk. Puis, en août 2024, dans le port de Sébastopol, un leurre en bois de sous – marin de la classe Kilo est découvert. Ici aussi, c’est probablement la menace des drones ukrainiens qui a poussé à prendre ces mesures. Sur le front, les Russes mettent aussi en œuvre des tranchées factices piégées avec des explosifs déclenchés lorsqu’elles sont occupées par des Ukrainiens.

Les drones, omniprésents dans le conflit, jouent également le rôle de leurres. Ainsi, dans leurs missions de suppression des défenses antiaériennes, les Russes ont employé quelques missiles antiradars AS‑17 Krypton, mais aussi des drones cibles E95M dès le début de l’invasion, puis surtout des drones leurres imitant les munitions rôdeuses Lancet et Zala pour stimuler et localiser les systèmes de défense sol-air ukrainiens et les détruire grâce à une deuxième vague de drones. Ces drones leurres sont fabriqués en mousse et en chiffons et équipés d’une lentille à gradient d’indice Lüneberg simulant la signature radar des drones « kamikazes ». Ils peuvent intégrer une carte SIM ou un lien via fibre optique pour transmettre en temps réel la position des défenses ukrainiennes (17). De façon générale, les drones font désormais l’objet d’une véritable manœuvre et les Russes, pour contrecarrer la guerre électronique, lancent régulièrement un essaim composé d’une dizaine d’engins de différents types, dont des leurres, pour saturer les défenses ukrainiennes, complexifier les processus décisionnels et maximiser l’efficacité des drones kamikazes. La Russie a en outre déployé des ballons leurres équipés d’une feuille métallique triangulaire perturbant les signatures radar.

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