Quelles leçons ?
Une analyse initiale des opérations de déception et des ruses dans la guerre en Ukraine permet de dégager plusieurs enseignements clés dans un conflit opposant des adversaires aux capacités technologiques avancées. Tout d’abord, l’omniprésence des capteurs et la transparence accrue du champ de bataille n’éliminent pas la possibilité de surprendre l’adversaire, mais elles imposent de plus grandes exigences en matière de planification et d’exécution des opérations de déception – d’où l’importance d’avoir des états – majors rompus à ce procédé. Paradoxalement, cette prolifération des capteurs ouvre également de nouvelles opportunités pour semer la confusion et désorienter l’adversaire. Dans ce contexte, rétablir temporairement une « bulle d’opacité » devient vital, et la manœuvre de contre – renseignement – combinant brouillage, destruction des capteurs adverses et désinformation – s’impose comme un impératif tactique.
De plus, cette guerre réaffirme l’importance de manipuler les préconceptions de l’adversaire pour l’induire en erreur. Exploiter le biais de confirmation, en jouant sur ce que l’ennemi est prédisposé à croire, s’avère souvent plus efficace que chercher à bouleverser radicalement sa compréhension de la situation – un objectif extrêmement difficile à atteindre. La préservation du secret, y compris vis-à‑vis de ses propres troupes, s’inscrit également comme une condition essentielle de la réussite des ruses, bien que cette exigence génère un dilemme entre la surprise tactique et la préparation à l’action. En outre, cette guerre démontre qu’une connaissance fine du dispositif ennemi ne garantit pas l’immunité face à la surprise. La compréhension des intentions adverses reste un art complexe et incertain, que l’emploi habile des opérations de déception peut rendre encore plus difficile à maîtriser.
Enfin, concernant l’usage des leurres, les avancées technologiques en matière de détection réduisent l’efficacité d’une simulation massive d’installations ou de formations tactiques. Toutefois, la létalité accrue des systèmes d’armes, tant sur les lignes de confrontation que dans la profondeur stratégique, pousse les protagonistes à multiplier l’emploi de leurres. Ceux-ci visent alors surtout à accroître la survivabilité des unités, tout en forçant l’adversaire à gaspiller des munitions coûteuses et précieuses. Au bout du compte, si les caractéristiques de la guerre évoluent, ruses et opérations de déception demeurent des outils indispensables pour tout chef militaire.
Notes
(1) Rémy Hémez, Les opérations de déception : ruses et stratagèmes de guerre, Perrin/ministère des Armées, Paris, 2022, p. 233‑246.
(2) L’activité des comptes suspectés de véhiculer de la propagande russe sur Twitter augmente de 3 000 % en novembre et décembre 2021 par rapport au reste de l’année. Cf « Investigating Twitter Disinformation in Ukraine », Mythos Lab, 1er avril 2022.
(3) Thibault Fouillet, « Guerre en Ukraine : étude opérationnelle d’un conflit de haute intensité (premier volet) », Recherches & Documents, no 02/2023, FRS, février 2023.
(4) La première fut celle-ci : Shane Harris, « Russia planning massive military offensive against Ukraine involving 175,000 troops, U.S. intelligence warn », The Washington Post, 3 décembre 2021.
(5) Michel Goya et Jean Lopez, L’ours et le renard. Histoire immédiate de la guerre en Ukraine, Perrin, Paris, 2023, p. 140.
(6) Mykaylo Zabrodskyi et coll., « Preliminary Lessons in Conventional Warfighting from Russia’s Invasion of Ukraine: February-July 2022 », RUSI, 30 novembre 2022.
(7) R. Polisini, « La cinématique de la défense dans la guerre en Ukraine. Une comparaison des approches ukrainiennes et russes », École de guerre, 2024.
(8) Kenneth R. Rosen, « Kill Your Commanding Officer’s: On the Front Lines of Putin’s Digital War With Ukraine », Politico, 15 février 2022.
(9) Ilya Ponomarenko, « What would a Ukrainian counter-offensive in Kherson look like? », The Kyev Independant, 19 juillet 2022.
(10) Nico Lange, « How to beat Russia What armed forces in NATO should learn from Ukraine’s homeland defense », GLOBSEC, février 2023.
(11) H. Dylan et coll., « The Kherson Ruse: Ukraine and the Art of Military Deception », Modern War Institute, 12 octobre 2022.
(12) Dorsel Boyer et Robert K. Becker, « How Ukraine Overcame the Transparent Battlefield to Achieve Operational Surprise in Kursk », TRADOC G2, 19 septembre 2024.
(13) « How Ukraine is using fake tanks and guns to confuse the Russians », The Economist, 17 avril 2023.
(14) Mykaylo Zabrodskyi et coll., « Preliminary Lessons in Conventional Warfighting from Russia’s Invasion of Ukraine: February-July 2022 », op. cit.
(15) Brian Everstine, « U.S. Has Sent Threat-Emitters To Ukraine To Confuse Russian Aircraft », Aviation Week, 4 décembre 2022.
(16) Par exemple : https://twitter.com/AndrewPerpetua/status/1580905792634466305 et https://twitter.com/Osinttechnical/status/1668264322907230211
(17) « Operation False Target: How Russia plotted to mix a deadly new weapon among decoy drones in Ukraine », Economic Times, 26 novembre 2024.
Légende de la photo en première page : L’action ukrainienne à l’égard de Kherson, à l’été 2022, a eu de profondes incidences sur la conduite de la guerre, ouvrant la voie à l’action de septembre-octobre dans le nord-est du pays. (© RoStyle/Shutterstock)