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Économie de défense : la valeur de la vie des soldats à l’aune de l’approche russe

Source : Vincent Biausque, Valeur statistique de la vie humaine : une méta-analyse, OCDE, 2011.

Le politologue russe Vladimir Pastukhov suggère que la guerre en Ukraine est devenue la dernière « guerre des paysans » de la Russie puisqu’elle implique non pas la majorité urbaine, mais la population rurale et, de manière disproportionnée, les minorités ethniques. Les armées russes versent des primes d’engagement pouvant se monter jusqu’à 50 000 euros.

Source : https://​index​.minfin​.com​.ua/​e​n​/​r​u​s​s​i​a​n​-​i​n​v​a​d​i​n​g​/​c​a​s​u​a​l​t​i​es/

Faut-il s’en offusquer ? Il existe en réalité une importante littérature scientifique en économie à ce propos. Le concept de « valeur de la vie statistique » permet de déterminer la somme d’argent liée à une assurance-­décès, mais aussi ce que la société est prête à payer pour sauver une personne (santé) ou lui éviter l’exposition à un risque (transport routier, pollution). Des analyses statistiques estiment la perte de revenu de la victime en fonction de ses diplômes et compétences, de sa probable progression de carrière, de son âge, de sa catégorie professionnelle… afin de compenser l’impact de sa disparition pour ses proches.

Il existe deux approches principales afin d’étudier le comportement monétaire des individus face au risque. La première analyse le consentement à payer des consommateurs afin de réduire leur exposition au risque. La deuxième établit une évaluation monétaire de l’acceptation à courir un risque en échange d’une rémunération ou d’une compensation ex post, comme c’est le cas pour des engagés volontaires.

Dans les deux cas, il s’agit de tenter de définir la valeur du capital humain pour la société. Or cette valorisation paraît difficile. Les variations sont importantes d’une étude à l’autre (1), sans qu’il existe un moyen d’arbitrer entre elles de manière claire et évidente. L’individu représentatif est nécessairement le résultat de choix plus ou moins arbitraires, permettant d’atteindre un équilibre entre coût financier et acceptabilité sociale, et non d’une valorisation purement objective, voire adaptée à chaque individu.

La particularité pour les soldats est qu’il ne s’agit pas de se prémunir contre un aléa ex post ou de le compenser s’il se matérialise (principe assurantiel), mais d’annoncer un montant défini ex ante pour une compensation liée à un évènement probable, en particulier en période de guerre comme c’est le cas en Ukraine. Dire que la vie humaine n’a pas de prix peut avoir du sens du point de vue moral, mais elle ne répond pas à la question : comment indemniser la perte d’une personne si elle accepte de s’engager ? L’affichage préalable d’un montant a le mérite de clarifier le contrat entre l’État et cette personne.

Cette question est importante non seulement pour la prise de décision de celui qui s’engage, mais aussi pour la définition des choix militaires. Il est nécessaire de considérer les troupes comme une ressource limitée qu’il faut préserver ou être capable de remplacer. Fixer un montant préalable de compensation est aussi un moyen d’inciter les décideurs militaires et politiques à ne pas gaspiller en vain la vie des soldats en les obligeant à intégrer ce coût (d’opportunité) dans leurs décisions.

La mise en place d’une compensation n’est donc pas choquante, mais constitue au contraire la prise en compte de la valeur de la vie de celui qui s’engage. En France, des dispositifs de soutien spécifiques sont ainsi prévus pour la famille du militaire décédé. Le conjoint peut bénéficier d’une allocation de trois mois de solde, d’une délégation de solde d’office (50 %) pendant trois ans et d’un capital décès ainsi que de la réversion de la pension de retraite. De plus, la veuve du militaire décédé peut être recrutée par le ministère des Armées et recevoir des aides pour élever leurs enfants. Il s’agit donc d’un moyen permettant de réconcilier les besoins de la collectivité et les intérêts particuliers des soldats et de leurs proches.

(1) Émile Quinet (dir.), Éléments pour une révision de la valeur de la vie humaine, Commissariat général à la stratégique et à la prospective, 2013.

Légende de la photo en première page : Soldats russes à Kazan, en novembre 2021. Trois ans plus tard, combien sont encore vivants ? (© Kosmogenez/Shutterstock)

Article paru dans la revue DSI n°175, « Dissuasion : quel rôle pour la France en Europe ? », Janvier-Février 2025.
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