Le site d’Istanbul et sa situation sont liés aux détroits turcs, les Dardanelles et le Bosphore, qui unissent la mer Noire à la Méditerranée. L’ancienne Constantinople partage avec Marseille (France) et Trieste (Italie) ce rôle de ville-porte de la Mare Nostrum, qui relie deux mondes (1). La plus grande ville de Turquie (environ 16 millions de personnes résident sur 5 300 kilomètres carrés) jouit ainsi d’une localisation stratégique, doublée de sites portuaires dans la Corne d’Or, sur les rives de la mer de Marmara et du Bosphore.
Alors qu’il existe déjà une voie maritime naturelle, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan (2003-2014 ; devenu président cette année-là) a annoncé en 2011 un projet de canal qui doublerait le Bosphore. Les justifications du gouvernement invoquent des enjeux à l’échelle internationale (fluidifier le trafic maritime entre la mer Noire et la Méditerranée) et locale (éviter les pollutions, protéger le patrimoine naturel et culturel de ses rives). S’y superposent des enjeux politiques nationaux (se poser en bâtisseur grandiose) et économiques (valoriser les terrains alentour, stimuler le secteur de la construction, redistribuer les recettes des rentes foncières…). Si le canal en lui-même n’a pas encore été creusé, des éléments de la ville nouvelle projetée autour sont en chantier ou déjà réalisés. Ce projet invite à remettre en question les processus de construction, d’aménagement urbain et de gestion du détroit existant, en portant attention aux interactions entre enjeux et phénomènes à des échelles différentes.
Le carrefour de circulations locales et mondiales
Le Bosphore a un statut particulier, défini par la convention de Montreux de 1936 et ajusté par d’autres règlements plus récents, sous l’égide de l’Organisation maritime internationale (OMI), qui dépend des Nations unies. Il s’agit d’un détroit international, où le passage de navires de commerce est libre en temps de paix. Il est contrôlé par la Turquie, qui doit assurer la sécurité et le sauvetage des bateaux. Même si le Bosphore traverse le territoire municipal d’Istanbul, sa gestion relève de l’échelon national. Environ 45 000 navires l’empruntent chaque année. La plupart transportent des hydrocarbures, d’autres sont des porte-conteneurs, des vraquiers ou des cargos de tonnages variables, sans oublier quelques bateaux de pêche.
Du fait de l’ampleur du trafic et de la nature des matières transportées, des caractéristiques physiques du détroit (long de 32 kilomètres, large d’entre 700 et 3 000 mètres ; virages serrés ; brume ; vents, courants puissants, contradictoires et dangereux) et des enjeux, la navigation dans le Bosphore est associée à des risques importants : échouages, collisions, incendies, explosions, fuites… Plusieurs catastrophes ont marqué les mémoires locales, comme la marée noire causée par l’accident du Nassia en mars 1994. Cette année-là, une séparation du trafic a été mise en place. Une Direction générale de la sécurité littorale a été créée en 1998, chargée d’assurer les opérations de sauvetage, les aides à la navigation (feux, balises, phares), la sécurité des navires et des rives du Bosphore. Cela a été complété en 2003 par le dispositif « Turkish Straits Vessel Traffic Services », associé à des règles plus précises et à l’obligation de recourir à des pilotes dans certains cas (comme le transport de matières dangereuses ou un tonnage important). Il s’agit de prendre en charge les risques locaux qui découlent de ces circulations à l’échelle régionale ou mondiale.
Si le Bosphore est une voie maritime majeure, elle ne compte qu’un seul port de commerce, celui de Haydarpasa, à l’embouchure sud, qui est de petite taille et dont l’avenir est débattu. À Istanbul comme dans d’autres métropoles, les infrastructures portuaires ont été reportées en périphérie. À l’embouchure nord, on trouve plusieurs ports de pêche importants, à Poyraz et à Rumeli Feneri. À Istinye et à Tarabya, deux marinas accueillent des bateaux de plaisance. Enfin, le Bosphore est le théâtre de traversées d’une rive à l’autre pour le transport quotidien de Stambouliotes. On estime qu’environ 1,5 million de personnes traversent chaque jour le détroit. Ce sont donc des flux à toutes les échelles qui s’entrecroisent en un ballet incessant.
La présence d’un détroit stratégique au sein de la ville a induit plusieurs activités spécifiques. La première fonction est militaire, les détroits turcs constituant à la fois des verrous et des sites de passage important. Les Génois, les Vénitiens, les Ottomans puis les Turcs ont multiplié les implantations militaires, généralement par couple sur les deux rives (comme les forts de Rumeli Kavagi et d’Anadolu Kavagi au nord, les forteresses d’Anadolu Hisari et de Rumeli Hisari). La possession par l’armée d’immenses terrains dans le nord du Bosphore explique aussi la permanence des forêts et l’absence d’urbanisation dans certaines zones. Si les propriétés militaires tendent à être réduites par privatisation, elles constituent encore de grandes étendues.
Par ailleurs, le Bosphore est le lieu d’échanges entre des eaux différentes et un passage obligé pour certaines espèces de poissons migrateurs, d’où d’abondantes ressources halieutiques, qu’exploitent les coopératives de pêche du nord du détroit.
La troisième fonction est industrielle, le choix de la localisation se fondant sur l’accès à l’eau et aux transports maritimes. Ces dernières décennies, la plupart des établissements industriels ont été déplacés ou reconvertis. Le grand chantier naval d’Istinye, mis en service en 1912, où travaillaient plus d’un millier d’ouvriers, a fermé en 1991 dans un mouvement de désindustrialisation des rives du Bosphore et de leur réorientation vers les activités de tourisme et de service. D’autres usines (à Beykoz, Pasabahçe, Incirköy et Istinye) ont connu un sort semblable, fermant leurs portes dans les années 1990. Certaines ont été rénovées et transformées pour un usage différent, laissant par exemple place à des centres commerciaux, des projets immobiliers ou des ambassades.
Ces dernières sont nombreuses sur les rives du Bosphore, et côtoient des résidences de luxe (yali). À partir du XVIIe siècle, l’aristocratie, les sultans ottomans et leur entourage ont fait bâtir des maisons d’été et des palais (Beylerbeyi, Dolmabahçe), déplaçant le centre du pouvoir vers le Bosphore. La quatrième fonction est ainsi diplomatique et politique.