Magazine Moyen-Orient

Le Bosphore, un détroit au bord de la ville

Des modes d’urbanisation contrastés d’un quartier à l’autre

De ces activités spécifiques résultent différents moteurs de l’urbanisation. Les rives du Bosphore sont ponctuées de villages, dont l’origine est parfois ancienne. Ils sont généralement situés dans les anses, où peuvent mouiller les bateaux, abrités du vent par des collines. Le climat et la végétation peuvent varier selon les parties du Bosphore, avec des influences méditerranéennes au sud et continentales au nord, et même d’une colline à l’autre, selon l’exposition aux vents, au soleil et selon le relief. Ces villages ont été intégrés dans Istanbul à la fin du XIXe, au XXe et au XXIe siècle, au fur et à mesure de l’urbanisation du nord et de la rive anatolienne.

Au bord de l’eau, on a évoqué des palais, mais beaucoup ont disparu à la fin du XXe siècle, par manque d’entretien ou pour faire place à de nouvelles constructions. Toutefois, ces demeures ne constituent qu’une minorité des bâtiments des quartiers riverains du Bosphore. La plupart des édifications sont plus modestes et procèdent de l’autoconstruction, par les personnes venues d’Anatolie et d’ailleurs pour travailler à Istanbul dans la seconde moitié du XXe. Face à l’absence de logements adéquats et abordables, elles ont d’abord construit des maisons (gecekondu), généralement sans l’accord du propriétaire des terrains, souvent en squattant des terrains publics, et sans permis. Des jardins entourent ces maisons.

Dans certains quartiers, en particulier dans les espaces plus proches du centre d’Istanbul ou mieux desservis par les transports, les maisons ont été remplacées par de petits immeubles, dans les années 1980, 1990, 2000. Le plus souvent, les propriétaires se sont arrangés avec un constructeur, échangeant le savoir-faire et le travail de l’entrepreneur du bâtiment contre un étage ou une part dans le futur immeuble. Ces bâtiments en béton, peints dans diverses couleurs, parfois couverts de petits carreaux colorés, avec des balcons et de grandes fenêtres, occupent les pentes dans la plupart des quartiers du sud et du centre du Bosphore. Malgré les limitations inscrites dans les plans et règlements d’urbanisme, ces bâtiments évoluent au gré de l’ajout d’un étage ou de l’aménagement d’une nouvelle pièce. Les espaces extérieurs sont aussi utilisés dans diverses activités et font l’objet d’aménagements continus (2). La population de ces quartiers entretient également des arbres, des arbustes et de petits potagers (dans les jardins, dans les ­interstices, sur les balcons…) qui participent de la vie quotidienne et des paysages urbains du Bosphore.

Des promoteurs se sont lancés dans la construction de résidences privées fermées, sur le modèle des gated communities. Ces entreprises ont visé les quartiers huppés (Salacak) et les environnements peu pollués, proches des forêts et des littoraux, bien desservis par les transports routiers (les hauts de Beykoz). Derrière la façade des résidences d’été de luxe, alignées le long du Bosphore, se côtoient donc des populations diverses. Certains quartiers de bord de mer sont parmi les plus chers d’Istanbul (Tarabya, Emirgan, Arnavutköy, Kandilli), tandis que d’autres, sur les pentes, sont habités par des populations ouvrières et modestes (Kuleli, Baltalimani, Soguksu).

Dans de nombreux cas, de fortes pressions s’exercent sur les quartiers populaires et autoconstruits, où les populations n’ont ni titre de propriété ni autorisations en bonne et due forme : tentatives de récupération des terrains de la part des institutions propriétaires du sol, acquisitions de foncier, menaces de destruction et d’expulsion pour faire place à des projets immobiliers plus rentables, souvent dans le cadre de la politique de transformation urbaine menée par le gouvernement depuis 2012 (3). Cette concurrence se fait d’autant plus sentir que les possibilités de valorisation sont grandes et que la pression foncière est importante. Sur la colline de Camlica, des quartiers entiers ont été rasés, laissant place à des projets haut de gamme.

Dans certains cas, des habitants, des associations de quartier et des collectifs se mobilisent pour revendiquer le droit de continuer à habiter ces lieux convoités, que la population a contribué à fabriquer. L’association de Hisarüstü a par exemple obtenu une régularisation foncière pour se prémunir contre les destructions et expulsions. Le quartier d’Armutlu est aussi renommé pour sa résistance (4).

Un site protégé construit

Si de grands espaces verts y subsistent, les rives du Bosphore sont majoritairement urbanisées, ce qui est une singularité de ce détroit. Or l’urbanisation y est interdite ou limitée dans de vastes zones, déterminées par la Loi de protection du Bosphore, promulguée en 1983. Ce paradoxe s’explique par l’histoire de l’aménagement d’Istanbul et de l’urbanisation.

Plusieurs mesures ont été prises par l’État turc pour protéger le patrimoine historique culturel et naturel du Bosphore. La zone a été déclarée site protégé dans les années 1970, puis a fait l’objet d’une loi spéciale en 1983. Cette dernière résulte d’une identification et d’une sélection d’un patrimoine, d’une valeur, à préserver. Ce texte conduit aussi à distinguer plusieurs zones, selon la vue offerte depuis et sur le Bosphore, avec des régulations différenciées sur la construction. Elle vise en effet à limiter l’urbanisation et à organiser la désindustrialisation des rives du détroit.

Le second volet a été dans l’ensemble appliqué, car il correspondait aux dynamiques à l’œuvre et aux volontés politiques de relocalisation de l’industrie en périphérie des villes et de reconversion des espaces centraux d’Istanbul vers des activités tertiaires, de services et de tourisme. À l’inverse, cette loi n’a pas mis fin à l’urbanisation des rives. Une partie des bâtiments a été construite ou surélevée ou agrandie en dépit de la législation et des réglements et plans d’urbanisme. Selon la Direction de l’aménagement et de l’urbanisme de la mairie d’arrondissement de Sariyer, seulement un tiers des constructions de la « zone sous influence », c’est-à-dire un peu en arrière du trait de côte, respectent la réglementation dans cet arrondissement.

Cette urbanisation informelle ne résulte pas d’une absence de planification, d’un manque de normes ou de l’ignorance des autorités. Au contraire, elle prend place dans un contexte où de nombreuses institutions légifèrent et produisent des plans. L’incertitude vient plutôt, d’une part, de l’accumulation de plans, parfois contradictoires, entrecoupés d’amnisties sur les constructions irrégulières et, d’autre part, des questions de propriété foncière. Dans le tiers méridional du Bosphore, la propriété de presque toutes les parcelles est claire (par exemple à Selimiye). Plus au nord, dans les espaces plus récemment urbanisés, plusieurs statuts coexistent : des propriétés privées reconnues, l’occupation de terrains sans titre de propriété, des documents de reconnaissance temporaire, des copropriétés en indivision… L’histoire de l’urbanisation, assortie de plusieurs vagues de régularisation, a conduit à cette multiplicité de situations. Les autorités publiques participent donc de la production de l’informalité, dans un continuum entre processus formels, planifiés, et processus informels et exceptions (que ce soit pour une habitation modeste ou un mégaprojet). Des négociations sont toujours à l’œuvre, des habitants tentant d’obtenir la régularisation de leur propriété (comme à Hisarüstü) ou du statut urbain du sol (comme à Poyraz). Derrière ces négociations se pose la question de la légitimité d’avoir construit dans cette zone protégée et valorisée, ainsi que de l’accès à ce site.

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