Magazine Moyen-Orient

Le Bosphore, un détroit au bord de la ville

Un lieu et ses pratiques

L’accès des différentes classes sociales à ce site exceptionnel constitue un enjeu tant pour les populations qui y sont domiciliées que pour celles qui s’y rendent. En effet, les paysages et les ambiances du Bosphore sont l’œuvre des personnes qui y résident, mais aussi de celles qui y travaillent, qui y circulent et qui y viennent pour visiter, se reposer, se récréer ou s’amuser (5).

Les échelles de déplacement varient grandement, entre les personnes qui habitent un quartier riverain du Bosphore et passent tout leur temps libre au bord de l’eau, celles qui descendent des quartiers voisins le week-end, les Stambouliotes qui visitent occasionnellement, les touristes venus de Turquie ou du monde entier. Les activités, le temps passé, les rythmes, les horaires, les lieux choisis diffèrent en fonction des populations et de leur espace-temps quotidien. On vient au bord du Bosphore pour se poser, profiter de la vue et de l’air marin, boire un thé, pique-niquer, discuter, se prendre en photographie, parader, se rencontrer, courir, faire du sport, se baigner ou pêcher. On peut distinguer les activités de passage (marche, course, promenade en bateau…) de celles qui consistent à s’installer (on utilise en turc le verbe « s’asseoir ») pour une durée plus ou moins longue (pêche, pique-nique, jeux, baignade…).

On vient seul, en couple, entre amis, en famille, en groupe. On se croise, on se retrouve, d’autant que les rives du Bosphore ont leurs habitués, et l’on se rencontre aussi, en particulier sur la promenade de bord de mer, un lieu public. On peut en effet distinguer les lieux ouverts au public, accessibles gratuitement, des établissements privés payants. Ainsi, plusieurs plages du nord du Bosphore (comme à Rumeli Kavagi) sont privées. Des restaurants, des cafés, des boîtes de nuit et bars prennent place sur les rives du Bosphore, la plupart orientés vers une clientèle aisée. Des cafés-restaurants gérés par les mairies d’arrondissement ou la mairie métropolitaine proposent au contraire des prix accessibles au plus grand nombre.

Les aménagements guidés par les pouvoirs publics ne sont en effet pas univoques et peuvent selon les cas favoriser l’accès aux classes sociales moyennes ou le restreindre aux segments les plus riches. La forme fermée des marinas (comme à Istinye ou à Tarabya) coupe des environs les personnes qui y vont. Dans le quartier central de Galata, fréquenté tant par des touristes que par des locaux, une promenade, des quais, un port de passagers de croisière, un musée d’art contemporain et un grand centre commercial ont été aménagés, formant « Galataport », inauguré en 2021. Dans un premier temps, une attitude d’ouverture était affichée et l’on pouvait y croiser des personnes de diverses classes sociales et nationalités, dont beaucoup venaient se promener, parfois sur le chemin du travail. Quelques mois plus tard, l’installation de portiques de sécurité a instauré une barrière dissuasive, et Galataport n’était plus fréquenté que par des touristes et des personnes fortunées, qui correspondaient à la clientèle des magasins et restaurants.

Si certains espaces du rivage sont privatisés ainsi, d’autres sont aménagés par les pouvoirs publics pour favoriser l’accès de la population aux aménités du littoral. La mairie métropolitaine d’Istanbul et les mairies d’arrondissements ont procédé à l’aménagement de nombreux parcs, jardins et promenades (la corniche d’Üsküdar ou le parc littoral de Pasabahçe), répondant à une forte demande de la population locale, dans une ville où les espaces verts manquent et où le Bosphore est un repère, un site désiré. Toutefois, le régime public de ces parcs ne veut pas forcément dire que les différentes classes sociales s’y mêlent, on peut observer des stratégies d’évitement et des séparations à des échelles parfois fines.

Les bateaux des lignes municipales qui parcourent le détroit en desservant une vingtaine d’embarcadères sur chaque rive sont à la fois des lieux de transit, pour les mobilités quotidiennes, et des lieux de loisir, comparables aux bateaux des compagnies touristiques qui font des « tours du Bosphore ». En fin de semaine ou lors des jours fériés, la population est ainsi beaucoup plus nombreuse et plus diverse socialement. La mairie d’Üsküdar opère depuis 2017 le navire Valide Sultan, qui propose des « tours du Bosphore » aux Stambouliotes gratuitement, en affichant l’objectif de rendre accessibles à tout le monde les paysages et les plaisirs du site.

Le cas du Bosphore permet d’observer les entremêlements d’enjeux à des échelles différentes, du trafic mondial à l’accès des populations riveraines au bord de mer, offrant une vue de la ville depuis le détroit, et du détroit depuis la ville. 

Notes

(1) Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, 2017.

(2) Aysegul Cankat, « Gecekondu as vernacular architecture, architect as an observer of gecekondu », in Yasar Adanali (dir.), Gecekondu Conversations: Archive, memory, imagery, space, architecture, Studio X/Colombia University Press, 2018, p. 38-51.

(3) Hervet Filiz (dir.), « La transformation urbaine de Gaziosmanpasa », Observatoire urbain d’Istanbul, 2 janvier 2019 : https://​oui​.hypotheses​.org/​4​718

(4) Ilker Cörüt et Evren Gönül, « From Almus to Küçükarmutlu: An Ethnographic Study of the Rural and Sub-Urban Space in Relation to State and Market Intrusions », in Journal of Historical Studies, no 5, 2007, p. 33‑67.

(5) Antoine Fleury, « Les rivages d’Istanbul : des espaces publics au cœur de la mégapole », in Géographie et cultures, no 52, 2005, p. 55-72.

Légende de la photo en première page : Deux femmes admirent la vue depuis un bateau sur le Bosphore, en juin 2022. © Alice Moret

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°64, « Géostratégie des mers », Octobre-Décembre 2024.
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