Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

L’essor du fentanyl et les cartels mexicains

L’administration de la présidente Claudia Sheinbaum Pardo a lancé une nouvelle stratégie de sécurité le 1er octobre 2024. Le bilan de ces 30 premiers jours est le suivant : 824 personnes arrêtées pour des délits, 834 armes à feu saisies, environ 34 tonnes de drogue et 46 336 pilules de fentanyl saisies. Cependant, la violence continue de rythmer le quotidien : des États comme Sinaloa — qui connait depuis près de deux mois des affrontements entre les factions du cartel de Sinaloa, notamment depuis la capture d’Ismael « El Mayo » Zambada — Tabasco, Guerrero, Veracruz, Chiapas, l’État de Mexico, Jalisco et même Mexico, continuent d’être eux aussi touchés par la crise sécuritaire. 

Genèse d’un commerce à plusieurs millions de dollars

Les relations entre Sinaloa, la Chine et le fentanyl ont des racines anciennes qui remontent à l’histoire de l’opium au Mexique et aux relations de pouvoir. Il s’agit d’une « histoire socio-économique du crime », c’est-à-dire d’une histoire qui étudie, d’un point de vue géographico-socio-économique, les aspects liés à la localisation et au déplacement des groupes qui produisent des espaces économiques avec des activités illicites.

Pour des raisons politiques et sociales et à la suite de catastrophes naturelles survenues en Chine au XIXe siècle (dernière période de la dynastie Qing), la diaspora de ce peuple a commencé entre autres vers le Mexique, où ses membres ont été répartis dans tout le pays, en particulier dans les États frontaliers du Nord — à Sinaloa et à Mexico (1). Une situation dont l’ancien président Porfirio Díaz (1877-1911) a profité pour lancer une vaste initiative de construction de chemins de fer avec de la main-d’œuvre chinoise. En 1910, il y avait un total de 13 203 Chinois répartis dans tout le pays, dont plus de 60 % étaient toutefois concentrés dans les États du Nord (Chihuahua, Sinaloa, Sonora et aussi Jalisco).

Avec le triomphe de la révolution, Francisco I. Madero (1911-1913) a expulsé Porfirio de la présidence du pays et le nouveau gouvernement a lancé une campagne contre les Chinois, accusés d’avoir des habitudes et des coutumes qui corrompaient le peuple mexicain, comme la consommation et la vente d’opium. C’est ainsi que des centaines de Chinois ont été massacrés à Torreón (1911) et à Chihuahua (1916). Tous n’ont pas péri ; ceux qui ont survécu se sont enfuis aux États-Unis, s’installant notamment dans l’État de Californie (où le cartel de Sinaloa bénéficie aujourd’hui du soutien de ces groupes). Par ailleurs, l’ancien président Andrés Manuel López Obrador, 110 ans après le massacre de Torreón, a présenté ses excuses au gouvernement de Xi Jinping, le 15 avril 2021. Quelle était la véritable raison de cet événement ? 

Au cours de la période 1917-1950, la consommation, la production, la distribution et la vente illégales d’opium ont bénéficié d’une participation importante de citoyens chinois vivant à Guadalajara (Jalisco) et originaires de Sinaloa (2). Cependant, Manuel Lazcano y Ochoa, un haut fonctionnaire de Sinaloa, a déclaré dans ses mémoires, Una vida en la vida sinaloense (1992), que les Chinois étaient accusés de transporter de la drogue, du vice et des maladies, dans les années 1930, tandis qu’il existait déjà à Sinaloa des réseaux de producteurs et de trafiquants composés à la fois de citoyens locaux — des Mexicains ayant un penchant pour la marijuana — qui ont été progressivement intégrés non seulement dans la consommation d’opium et de ses dérivés, mais aussi en tant que producteurs et trafiquants, et d’étrangers, en l’occurrence des Américains (3).

L’historien José Jorge Gómez Izquierdo explique que la stratégie anti-chinoise initiée par l’ancien président Plutarco Elías Calles (1924-1928) a fait en sorte que « la haine des Chinois fonctionne comme un levier dans le projet nationaliste pour promouvoir la cohésion des Mexicains » et que cette idéologie permette de « manipuler les préjugés raciaux anti-chinois pour les canaliser dans la campagne dite de “défense de la race et de la patrie” et de “protection du commerçant national” ». En réalité, l’objectif était de chasser les Chinois (qui dominaient la vente d’opium) afin de se positionner dans les affaires en jeu (4).

La formation souterraine d’un nouvel ordre politique

Contrairement à la version officielle des médias, le début du trafic de drogue à Culiacán, Sinaloa, n’a pas commencé avec des paysans appauvris qui n’ont pas reçu justice de la révolution et qui ont dû cultiver de la marijuana ou du pavot pour survivre. Ce sont des membres de l’élite politique et économique qui ont été les principaux investisseurs dans un commerce illégal. Ils ont progressivement remplacé le rôle de moteur économique que jouait l’exploitation minière dans la région. C’est dans la municipalité de Badiraguato, située sur les hauts plateaux de Sinaloa, qu’a débuté la production notable de pavot, point d’entrée de ce que l’on appellera plus tard, dans les années 1970, le Triangle d’or de la drogue, à l’instar de son homologue asiatique. Le nom fait référence à la sous-région où la chaine de montagnes Sierra Madre occidentale traverse les États de Sinaloa, Chihuahua et Durango. Badiraguato occupait une position stratégique unique, car elle se trouvait à une distance relativement courte de Culiacán (82 kilomètres) et de la côte, tandis que sa situation montagneuse lui conférait un bouclier naturel, ce qui en faisait un lieu idéal pour les activités illicites. Le 13 novembre 2023, l’ancien président López Obrador a d’ailleurs inauguré la construction de l’autoroute Badiraguato-Guadalupe y Calvo.

Très tôt, les agences de sécurité sont devenues un acteur central des réseaux de trafic de drogue, régulant la concurrence en vendant de la protection aux trafiquants. Les militaires, les policiers municipaux et judiciaires ont ainsi découvert l’intérêt d’être eux-mêmes en charge de la circulation de la marchandise illégale. Comme l’a souligné Luis Astorga dans son livre El siglo de las drogas (2005) et comme l’ont confirmé plusieurs chercheurs, l’État mexicain n’a pas été infiltré par la mafia ; le trafic de drogue est né au sein des structures de l’État (5) appartenant au Parti révolutionnaire institutionnel (PRI).

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