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Quelle stratégie d’équilibre du Viêt Nam dans le contexte de l’Indo-Pacifique ?

Après treize ans à la tête du parti communiste vietnamien (PCV), le secrétaire général Nguyen Phu Trong, mort en juillet 2024, a été remplacé par le général de police 4 étoiles To Lam, ancien ministre de la Sécurité publique (2016-2024), nommé au poste de président de la République de mai à octobre 2024 et occupant désormais le poste de secrétaire général du PCV. Nguyen Phu Trong avait popularisé à l’étranger sa « diplomatie du bambou », une politique étrangère de l’équilibre entre les grandes puissances.

Au cours de son histoire, le Viêt Nam a toujours eu cette volonté de préserver ses intérêts à coup de partenariats multiples et de fluidité dans ses appartenances idéologiques. Un des traits de sa diplomatie est de réagir peu, d’attendre de voir comment se positionnent les autres et d’agir ensuite. L’affirmation de la Chine sur la scène internationale conduit mécaniquement Hanoï à se rapprocher de Washington, pour contrer l’influence souvent jugée trop envahissante de son grand voisin, mais également en retour de Pékin, afin d’éviter que les Chinois ne leur reprochent une trop grande proximité avec les Américains. Avec To Lam, la diplomatie vietnamienne poursuit cet objectif d’autonomie stratégique et de défense du statu quo sécuritaire en Asie du Sud-Est. 

Le Viêt Nam dans l’ombre de la Chine ?

Face à un voisin comme la Chine, avec qui le Viêt Nam entretient une relation historiquement compliquée et qui suscite toujours des attitudes variées dans le pays, la stratégie d’équilibre du pays a toutefois connu des évolutions ces dernières années. Dans ses anciennes fonctions de ministre de la Sécurité publique, To Lam n’avait pas hésité à renforcer les liens du pays avec Pékin. Depuis la signature en 2008 de son partenariat stratégique avec la Chine, le Viêt Nam dispose d’un volet sécuritaire qui comprend le développement d’une coopération policière entre les deux États (1). Au Viêt Nam comme en Chine, les dirigeants redoutent l’émergence de troubles sociaux accompagnateurs de l’ouverture au monde de leur société. En 2023, le Viêt Nam comptait 77,93 millions d’utilisateurs d’Internet, soit 79,1 % de sa population. Pour le PCV, le contrôle de la population est un enjeu politique de premier ordre, un point de vue que partage le Parti communiste chinois (PCC). En 2019, Hanoï adoptait sur le modèle de la Chine, et avec l’aide de ses experts, une loi sur la cybersécurité pour mieux contrôler ses réseaux. Ces derniers temps, les autorités vietnamiennes ne donnent plus l’impression de craindre comme par le passé les colères patriotiques, habituellement tournées vers la Chine, de son opinion publique. En octobre 2023, Nguyen Phu Trong a officialisé un programme de formation de cadres entre le PCC et le PCV. Chaque année, des officiels vietnamiens (à tous les niveaux de son appareil administratif) se rendent en Chine pour suivre des formations politiques ; ce qui est nouveau désormais, c’est que la presse vietnamienne s’en fait l’écho sans que cela ne génère de commentaires haineux sur les réseaux. Critiquer sur Internet des aspects particuliers de ce rapprochement économique, politique ou sécuritaire entre le Viêt Nam et la Chine expose les contrevenants à une sanction immédiate. Les critiques du pouvoir, jusque-là très répandues sur les réseaux sociaux et dans les nombreux blogs politiques, se font dorénavant moins publiques. Plusieurs opposants politiques (bloggeurs, activistes écologiques, intellectuels) ont été arrêtés dans le pays et des militants des droits humains sont mis en examen. La proximité gagnée par la Chine dans les milieux politiques et économiques au Viêt Nam est un tabou surveillé de près par les autorités.

Avec Washington : une relation fragile mais stratégique

Dans sa recherche d’équilibre entre les grandes puissances, le Viêt Nam fait par ailleurs très attention de ne pas froisser les Américains. Les États-Unis sont le plus grand marché d’exportation pour le Viêt Nam et son deuxième partenaire commercial (derrière la Chine). Mais cette réalité économique est toutefois fragile. Les échanges n’augmentent pas assez vite pour l’économie vietnamienne, et dans certains secteurs ils sont même à la baisse. Au cours de l’été 2024, les États-Unis ont rejeté la demande vietnamienne de classer le pays comme « économie de marché », une décision qui a été très mal vécue par les autorités (2). Dans ce contexte, le Viêt Nam a besoin économiquement de la Chine. Avec un commerce bilatéral d’environ 172 milliards de dollars, la Chine est le second marché d’exportation du Viêt Nam et la tendance se renforce rapidement. Au cours des sept premiers mois de 2024, les investissements chinois ont été multipliés par sept au Viêt Nam, soit une hausse de 77,6 % par rapport à 2022. Mais le pays a une balance commerciale très déficitaire avec Pékin, avec une hausse de son déficit de plus de 56 % au cours du premier semestre 2024 pour atteindre 32 milliards de dollars. Il n’est dès lors pour Hanoï pas question de tourner le dos à une politique d’équilibre entre les deux grands, Washington offre un moyen de hedging [couverture] crucial aux autorités vietnamiennes en cas de tensions avec Pékin. 

Avec les États-Unis, la préoccupation des dirigeants vietnamiens est aussi stratégique. Le pays entend profiter du positionnement offensif de Washington sur le dossier de la mer de Chine méridionale qui l’oppose toujours à la Chine. Dans le contexte de l’Indo-Pacifique, le Viêt Nam gagne en importance géostratégique pour Washington. Hanoï fait toutefois bien attention de maintenir une politique d’équilibre sur ces sujets sensibles ; il n’est pas question de donner l’impression aux Chinois que le Viêt Nam se tourne vers les États-Unis dans le contexte de l’Indo-Pacifique ; et cela même si les Américains redoublent d’initiatives actuellement pour tenter de convaincre les Vietnamiens de ne pas trop se rapprocher de la Chine (3). Mais la stratégie indo-pacifique américaine, et dans son sillage celle des pays occidentaux, continuent d’être perçues dans les cercles de pouvoir vietnamiens avec une certaine condescendance. Les plus prudents laissent faire leurs partenaires (tout en essayant au passage d’en profiter le plus possible financièrement), comprenant que les Occidentaux ont des intérêts pour cela, les autres n’hésitent pas à leur reprocher une « déconnection avec des pays d’Asie qu’ils connaissent assez mal » (4). Les dirigeants vietnamiens ne redoutent plus comme par le passé que les pays occidentaux ne leur demandent de changer de politique (en matière de droits de l’homme et de liberté religieuse notamment). Leur pouvoir sur la scène régionale est désormais plus affirmé, et ils savent aussi qu’ils peuvent compter sur la Chine pour défendre leurs positions. 

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