Le Japon ne cesse de renforcer ses capacités de défense, mais densifie aussi sa trame de coopérations de défense, notamment à travers un plus grand nombre d’exercices multinationaux. Comment se perçoit-il dans l’architecture géostratégique de l’Indo-Pacifique ? Comme un acteur moyen ou comme un leader potentiel ?
Depuis le milieu des années 2010, d’abord sous le Premier ministre Abe puis sous le Premier ministre Kishida, le Japon a adopté un certain nombre de mesures qui renforcent d’une manière significative sa capacité d’action militaire. À la suite d’une « interprétation » de l’article 9 de la Constitution, le Japon peut participer à des actions de défense collectives. Une Stratégie de sécurité nationale a pour la première fois été publiée en 2013. Il a signé des accords de coopération logistiques (ACSA) avec plusieurs pays, dont la France, et des accords facilitant les exercices conjoints avec l’Australie et le Royaume-Uni. Le Japon multiplie les partenariats de sécurité avec ses voisins qui partagent une même inquiétude face à la Chine, avec notamment la mise en place depuis 2024 d’un programme d’assistance de sécurité (OSA, Official security assistance) selon les termes esquissés dans la nouvelle Stratégie de sécurité nationale publiée en 2022. Enfin le Japon a décidé en 2022 de porter son budget de défense à 2 % du PNB à l’horizon 2027. En dépit de ces éléments importants, ses moyens d’action réels demeurent limités. S’il se dote de porte-avions capables d’accueillir des F‑35 américains, les règles d’engagement demeurent ambiguës, notamment en cas de conflit dans son environnement immédiat. L’opinion demeure très réticente à tout ce qui peut apparaître comme une prise en risque en cas de conflit, même si la conscience d’une menace de déstabilisation liée à la politique régionale de la Chine est présente. À ce titre, en dépit de discours parfois très engagés de certains hommes politiques, le Japon n’a ni les moyens ni la volonté de jouer un rôle d’acteur militaire majeur en Asie et la priorité demeure de satisfaire les attentes de l’allié américain.
Comment le Japon envisage-t‑il sa relation à Taïwan, qu’il s’agisse de la liberté de passage dans le détroit ou d’un éventuel débarquement chinois ? Jouerait-il le même rôle de base arrière que durant la guerre de Corée ? Ou interviendrait-il plus directement ?
La stabilité dans le détroit de Taïwan est un enjeu majeur pour Tokyo, conscient du fait qu’en cas de crise dans le détroit, et de guerre impliquant la République populaire de Chine, Taïwan et les États-Unis, il se trouverait immédiatement engagé dans le conflit en raison de l’importance des bases américaines sur son territoire, notamment à Okinawa. Le Japon n’a toutefois jamais clarifié quelle serait sa position en cas de conflit. Les États-Unis ont en théorie besoin d’un accord du Premier ministre et du Parlement japonais pour utiliser ses bases pour des opérations hors du territoire de l’archipel ; il n’existe pas d’accord « a priori » ni de règles d’engagement claires. Le consensus à Tokyo semble être de considérer que les États-Unis, en cas de conflit, agiraient sans autorisation, ce qui aurait pour mérite principal d’exclure les autorités japonaises d’une prise de décision difficile. La pression sur l’opinion publique japonaise est en effet forte de la part de la Chine, qui n’hésite pas à évoquer le risque pour le Japon de frappes sur son territoire visant les bases américaines. Cette pression rencontre un écho particulier à Okinawa, dont les relations avec Tokyo sont fragiles et où la question des bases est un enjeu politique important. Ainsi, le Japon n’interviendrait pas au-delà d’une facilitation éventuelle de l’action des États-Unis face à une attaque chinoise.
La relation franco-japonaise dans le domaine de la défense a considérablement évolué ces dernières années, mais comment est-elle susceptible de s’approfondir (je pense notamment au partage de données ou de renseignement ou à des escales plus fréquentes de bâtiments français sur place) ?
Le Japon considère la France comme un acteur significatif dans le Pacifique. La possession de territoires et la présence militaire de la France dans la région sont régulièrement rappelées. Des exercices importants ont lieu régulièrement, sur mer et sur terre. Toutefois, le Japon n’a toujours pas signé avec la France d’accord RAA (Reciprocical access agreement), contrairement à l’Australie et au Royaume-Uni, facilitant les exercices conjoints des deux armées. Le Japon met également souvent en avant les escales de bâtiments britanniques, allemands ou italiens, en dépit de leur rôle très limité dans la région. Des objections semblent avoir été soulevées, officiellement liées aux caractéristiques nucléaires de la propulsion d’un sous-marin d’escorte, à une escale du porte-avions Charles de Gaulle au Japon lors de la mission « Clemenceau 2025 ». Tous ces éléments font s’interroger sur le degré d’engagement du Japon dans l’approfondissement d’une coopération concrète dans le domaine militaire avec la France, en dépit d’une même volonté de défendre le principe d’un espace maritime libre et ouvert.