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Penser les guerres futures : singularités de la prospective militaire

La temporalité

Outre la complexité, toutes ces réflexions sont à mener sur différentes temporalités. Ce qui, pour paraphraser Hermann Kahn, pionnier des méthodes de scénarios, implique de savoir prioriser, et de traiter des questions importantes, pas seulement des questions urgentes (5). En effet, les contraintes industrielles et de déploiement de matériel au sein des unités obligent à considérer le long terme dans la prospective capacitaire. Simultanément, les conflits en cours et l’observation des évolutions (technologiques et autres) génèrent des apprentissages continus (6) qui dictent une forme d’urgence à l’adaptation immédiate. Ces ajustements en flux tendus sont très difficiles à mener pour nombre d’organisations, et il en va de même pour les armées françaises au regard des moyens limités à disposition pour la prospective (7). Pour donner un ordre de grandeur des capacités de nos compétiteurs, le Future Command américain comprend 17 000 soldats, soit un peu moins d’un tiers de la force opérationnelle terrestre française.

Une solution est d’être en mesure de discriminer ces apprentissages continus. La question est alors de définir les enjeux clés tirés et de les projeter correctement. Sinon, à chaque usage d’une nouvelle technologie ou d’un nouveau modèle d’organisation, une capacité équivalente serait à développer. Une course à l’innovation épuisante en termes de ressources et qui pourrait louper son effet. Prenons l’exemple des drones : le défi n’est pas de concevoir à l’identique chaque nouveau drone croisé en opération, mais bien de penser le long terme et de prendre en compte la problématique de réacquisition de capacités de guerre électronique qui nous font défaut. Il est donc nécessaire de savoir quitter l’urgence du moment afin de prendre un recul critique et informé sur les environnements pour mettre en place une action pertinente.

La prospective militaire est donc singulière sur bien des aspects. Elle tend à limiter les risques futurs, elle est d’une gravité nécessaire (possibilité de mort pour les soldats, possibilité de défaite de la nation), tout en devant prendre garde à ne pas perdre de vue la complexité réelle des enjeux. Et ces réflexions sont à mener dans une temporalité tiraillée entre une forme de dictature de l’urgence des conflits en cours et la nécessité d’appréhender le temps long. Dès lors, comment l’aborder ?

Reformuler les approches de PROSPECTIVE MILITAIRE

La prospective militaire est aujourd’hui largement outillée, mobilisant des ressources allant de la science-­fiction (8) aux méthodes d’analyse structurée. Répondre aux difficultés discutées dans cet article ne signifie pas faire table rase de toutes ces ressources disponibles et éprouvées. À l’inverse, la bonne approche nous semble être de simplement repenser notre manière de les aborder.

Une approche gouvernementale totale

La prospective est culturelle. D’un pays à l’autre, d’une organisation à l’autre, les ressources et les méthodes mobilisées diffèrent. Au sein d’une même nation, les démarches prospectives conduites par des acteurs privés et publics sont multiples. Un enjeu clé de ces prochaines années est de réussir à tirer profit de toute cette diversité et de toute cette richesse. Des recherches académiques sont conduites sur des solutions qui permettent, au sein d’une même organisation, de capitaliser l’ensemble des travaux sur le futur menés (9). Selon nous, il serait bénéfique d’aller un peu plus loin. Les frontières des organisations doivent être dépassées et nous gagnerions à penser et à mettre en place une approche gouvernementale (10) de la prospective. De nombreux autres acteurs que l’institution militaire, qu’ils soient privés, publics, civils ou académiques, produisent des informations sur nos environnements. Ces ressources sont à capter pour construire une appréhension la plus large et la plus précise possible des compétiteurs et des contextes technologiques, sociaux, politiques à travers le monde. La mise en place d’une approche multi-­expertises, en mesure d’agréger ces informations et analyses diverses, est également une manière de dépasser certains biais d’analyse en s’ouvrant à des regards différents sur le monde. Les États-Unis ont dans ce sens développé une « Foresight Community of Interest ». Son ambition est d’être un forum d’échange entre, notamment, agences, spécialistes et membres du civil. La mise en place d’une organisation de ce type permettrait d’appréhender notre environnement de manière complexe et holistique, intégrant de nombreux domaines (affaires étrangères, sécurité, etc.). Ce que n’ont pas su faire à ce jour les démarches prospectives, qui restent pour le moment abordées par « silos organisationnels » (ministères, entreprises privées, etc.).

Être en empathie avec son ennemi

Les difficultés à penser l’ennemi et ses réactions ont été présentées plus haut comme une complexité de la pensée prospective militaire. Une réponse, qui peut surprendre, est de développer une forme extrême d’empathie avec ce dernier. L’idée n’est pas nouvelle. Des pratiques d’« avocat du diable » au développement de méthodes d’analyse structurée, ce passage par le regard et/ou le comportement de l’ennemi pour tester et analyser ses propres actions se retrouve à différents moments historiques et dans des secteurs autres que militaires. L’enjeu est cependant d’aller plus loin qu’une seule confrontation physique aux forces opérationnelles adverses et à leurs doctrines (11). Entrer en empathie avec l’ennemi dépasse ainsi les considérations tactiques pour questionner les différences mêmes de compréhension de situations et de contextes. Cette technique est un moyen de décaler le regard de ses propres conceptions et d’envisager le détournement d’objets ou de toute autre ressource à des fins malveillantes. Encore limitée dans ses usages, elle prend cependant de l’ampleur un peu partout dans le monde, sous différentes formes. L’un des exemples les plus connus a été la création aux États-Unis d’une université du « Red Teaming », l’University of Foreign Military and Cultural Studies en 2004 (12). Son ambition était de former un nombre restreint d’individus aux techniques permettant de limiter de nombreux biais d’analyse (comme la pensée de groupe ou encore les biais d’ancrage) et d’apprendre à se mettre à la place de son ennemi pour mieux le comprendre. Une évolution de ces pratiques nous paraît aujourd’hui nécessaire, notamment dans un cadre prospectif. Le red teaming peut ici être un moyen d’accéder à la conception même du futur, notion fortement culturelle, de ses compétiteurs.

À propos de l'auteur

Nicolas Minvielle

Professeur à l’Audencia Business School, animateur de la red team des armées françaises, cofondateur de Making Tomorrow.

À propos de l'auteur

Marie Roussie

Membre d’ALT/A et du Collectif Making Tomorrow, doctorante au DRM-MLab de l’Université Paris Dauphine-PSL.

À propos de l'auteur

Roxane Montfort

Consultante chez ALT/A, membre du Collectif Making Tomorrow.

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