Magazine Diplomatie

Entre la Chine et les États-Unis, Singapour ne choisira pas

Ainsi, des porte-avions américains mouillent régulièrement dans la base navale de Changi, la base aérienne de Paya Lebar héberge le 497th Combat Training Squadron de l’US Air Force, et une unité logistique de la VIIflotte américaine est basée à Singapour (Task Force 73). Parallèlement, les forces singapouriennes ont largement soutenu les opérations extérieures américaines, notamment en Irak et en Afghanistan, et se sont impliquées dans la lutte contre le terrorisme en participant activement aux manœuvres orchestrées par les États-Unis, notamment contre la piraterie dans le golfe d’Aden. Les liens en matière d’armement sont solides, avec l’acquisition d’équipements tels que les F-15, F-16, F-35 et hélicoptères AH-64D. Les exercices conjoints (« Pacific Griffin », « Commando Sling », « Valiant Mark » et « Forging Sabre ») et les entrainements singapouriens sur le sol américain (Guam, Luke) renforcent l’interopérabilité entre les deux forces. Le mémorandum d’entente de 1990 a été renouvelé en 2019 pour 15 ans, et en 2023, une nouvelle étape a été franchie avec la signature d’un Accord de Sécurité d’Approvisionnement (SOSA), garantissant une livraison prioritaire de ressources industrielles essentielles pour la défense.

Si la relation est au beau fixe, des tensions surgissent sporadiquement, comme en 1988 quand un diplomate américain est expulsé pour ingérence. Plus récemment, Singapour ne fut pas invité par les États-Unis au « Sommet pour la démocratie 2023 ». Conscients de ne pas pouvoir dépendre exclusivement du partenaire américain, les dirigeants singapouriens ont tout mis en œuvre pour assurer et autonomiser leur système de défense. 

Une crevette venimeuse

« Dans un monde où les gros poissons mangent les petits poissons, et où les petits poissons mangent les crevettes, Singapour doit être une crevette venimeuse pour survivre ». Cette déclaration de Lee Kuan Yew en 1966 illustre l’obsession des élites singapouriennes de disposer d’une force militaire crédible et autonome afin de préserver leur indépendance et d’éviter d’être réduit au rôle de pays satellite. Plus gros budget militaire de l’ASEAN, conscription obligatoire pour les hommes pendant deux ans, concept de « défense totale » (4) impliquant toutes les sphères de la société dans la défense de la cité, importateur majeur d’armements étrangers (notamment de matériel français), Singapour cherche à se protéger au maximum d’un environnement considéré comme hostile.

Contrairement à certains de ses voisins en Asie du Sud-Est, la Cité-État n’a aucune revendication en mer de Chine méridionale, ce qui lui permet d’adopter une position plus neutre et moins passionnée sur ce sujet très épineux dans la région. Néanmoins, dans son « étranger proche », les relations avec les grands voisins malaisien et indonésien ont été houleuses, notamment pendant la période de la Konfrontasi (1963-1966). Des contentieux persistent sur le tracé des frontières maritimes et la souveraineté de certains ilots, alimentant un certain complexe d’infériorité singapourien, petit « point rouge » perdu dans un océan vert de pays bien plus grands à majorité musulmane. Cette « tyrannie de la géographie » marquée par une absence totale de profondeur stratégique avec un espace aérien, maritime et terrestre très réduit, est omniprésente dans la pensée des dirigeants singapouriens et nécessite, par exemple, l’externalisation de l’entrainement militaire dans des pays alliés (Australie, États-Unis, Taïwan, et même en France, avec la base de Cazaux en Gironde qui héberge un escadron singapourien depuis 1998).

Singapour doit également défendre sa position stratégique dans le détroit de Malacca, artère vitale du commerce international sous tension, ce qui implique une coopération dans la lutte contre le brigandage avec les pays voisins (Malacca Strait Patrols, l’initiative « Eyes in the Sky »), coopération parfois complexifiée par la doctrine de la « hot pursuit », qui permet de poursuivre un navire suspect à travers les eaux territoriales d’un autre État sans demander l’autorisation.

L’outil militaire singapourien ne suffit pas à assurer intégralement la sécurité de la Cité, qui joue également sur ses capacités de soft power comme médiateur incontournable en Asie. 

« Honest Broker »

Micro-État aux capacités multiples, Singapour entretient une diplomatie de réseau à toutes les échelles :

 bilatérale d’abord, avec une parfaite maitrise du « strategic hedging », un savant mélange d’équilibre de postures diplomatiques entre la Chine et les États-Unis ;

 régionale ensuite, en profitant de l’ASEAN et de ses nombreuses instances comme démultiplicateur de puissance et pour pallier les faiblesses inhérentes à tout micro-État ;

 multilatérale enfin, notamment dans la revendication de sa condition de petit État insulaire et la participation à de multiples forums internationaux : l’Alliance of Small Island States (AOSIS) et le Small Island Developing States (SIDS).

Quintessence de l’équilibrisme en politique étrangère, entre interdépendance, neutralité et réalisme, Singapour est ainsi devenu un hub diplomatique, profitant pleinement de la polarisation sino-américaine pour jouer son rôle de médiateur, ou « honest broker » dans le jargon internationaliste. Ainsi, c’est à Singapour que Donald Trump et Kim Jong-un se sont rencontrés en 2018 ; le Shangri-La Dialogue, principal cénacle régional du monde de la défense, est l’un des derniers forums où diplomates américains et chinois se côtoient, et les think tanks singapouriens de renommée internationale (RSIS, IISS, SIIA, ISEAS, EAI) jouent pleinement leur rôle para-diplomatique lors des événements au format « track 1.5 » et « track 2.0 », réunissant officiels et chercheurs de la région.

In fine, entre la Chine et les États-Unis, Singapour ne choisira pas, ou plutôt elle choisira les deux. Et la Cité-État ne se cantonnera pas au duopole sino-américain, et développera des relations avec tout acteur régional exerçant une influence dans la zone, notamment l’Union européenne (UE) et plus particulièrement la France.

Perspectives françaises

À l’heure où la rivalité sino-américaine structure et polarise l’ensemble des relations internationales dans la région indo-pacifique, l’UE s’est positionnée en tant que « troisième pôle » en développant une stratégie indo-pacifique depuis 2021, avec l’ASEAN clairement identifiée comme un partenaire central. En effet, les deux organisations entretiennent déjà des relations importantes dans plusieurs domaines : économiques et commerciaux, politique internationale, sécurité maritime et diplomatie. 

Dernier État souverain européen dans la zone et initiateur d’une stratégie indo-pacifique dès 2018, la France dispose d’une opportunité particulière de renforcer son influence dans cette région, se positionnant ainsi à l’avant-garde des intérêts européens, notamment à Singapour. L’autonomie stratégique prônée par le président Macron fait d’ailleurs écho au positionnement de neutralité ou de multi-alignement adopté par certains pays de la région, notamment dans la cité-État.

À propos de l'auteur

Paco Milhiet

Docteur de l’université de la Polynésie française et de l’Institut catholique de Paris, enseignant-chercheur au CREA (Centre de recherche de l’École de l’Air), visiting fellow à la Rajaratnam School of International Studies (RSIS) de Singapour et auteur de Géopolitique de l’Indo-Pacifique (Le Cavalier Bleu, 2022).

0
Votre panier