« La destruction des voies ferrées interrompt la logistique, la destruction des ponts interrompt les opérations. (1) » À peu de choses près – le transport routier a depuis bien secondé le ferroviaire pour l’approvisionnement –, les mots du maréchal Helmuth von Moltke, prononcés en 1861, restent à propos pour le théâtre ukrainien : pas d’avancée sans franchissement de coupure humide.
Au dernier jour de 2024, un peu moins d’une centaine de prises de vues d’attaques de ponts ukrainiens par des missiles air-sol russes sont accessibles en ligne. Cette somme ne peut constituer une entrave sérieuse aux opérations de Kiev, tel que l’offensive sur Koursk d’août 2024 l’illustre bien, et pourrait tenir de l’anecdote vu la quantité d’ouvrages d’art du pays. Pour autant, ces activités s’intensifient, avec 76 % des prises de vues réalisées sur cette seule année. Les VKS – forces aérospatiales russes – ont été mobilisées pour ces missions dès le début des hostilités, mais gagnent en efficacité à l’été 2023, à la faveur de l’entrée en service d’un nouveau missile air-sol : le Kh‑38. Bien qu’il ait été livré aux forces depuis la seconde moitié des années 2010, il faut attendre les premiers revers en Ukraine pour le voir rejoindre la panoplie des avions de combat russes. Le Kh‑38 devient alors le missile air-sol standard de ces derniers, tel l’AASM (2) pour le Rafale ou le Brimstone britannique sur l’Eurofighter. Tout comme ses équivalents occidentaux, le Kh‑38 n’a pas été optimisé pour une mission, comme l’anti-pont, mais pour engager un panel varié de cibles, face auxquelles les 250 kg de sa charge militaire sont supposés suffire.
Si d’autres moyens que les missiles sont bien observés en action contre les ponts ukrainiens, comme les bombes planantes ou les obus guidés d’artillerie, les frappes de missiles Kh‑38 restent de loin les plus fréquentes et leurs vidéos regorgent d’informations. La question des effets de ces attaques sur la logistique ukrainienne se pose. Ces actions donnent aussi l’occasion de s’interroger sur la capacité d’un belligérant dépourvu de supériorité aérienne à perturber durablement les franchissements d’un adversaire. L’analyse peut débuter sous l’angle munitionnaire, puisque les caractéristiques des missiles air-sol russes et le tempo de leur modernisation conditionnent tout le format de ces opérations. Les sources permettent ensuite de cerner les modes opératoires mis en œuvre pour ces attaques et d’en saisir l’efficacité globale ainsi que les limitations.
Kh -38 : une urgence opérationnelle, après trois décennies de développement
Toucher précisément une cible au sol était un défi sous l’URSS. Bien que par nature liée aux opérations en zone tempérée froide, l’armée soviétique post-1945 ne mène aucune guerre sur des zones de coupures humides. Elle n’a donc pas eu à remettre en cause son armement aérien destiné à la neutralisation du franchissement adverse. En revanche, la guerre d’Afghanistan illustre l’insuffisance de la portée des missiles air-sol Kh‑25 et Kh‑29 en dotation, face aux points d’appui hostiles. Ces munitions sont – pour les principales versions employées – guidées sur les cibles par un désignateur installé dans l’avion tireur. Ce dernier lance la munition à une distance maximale de 7 km et doit illuminer la cible jusqu’à l’impact du missile. Cela le rapproche des armements antiaériens adverses, tels les missiles tirés à l’épaule Stinger utilisés par les combattants moudjahidines. Un nouveau missile, à l’allonge renforcée, entre en conception au début des années 1990 : une période où fleurissent les projets, mais où les deniers manquent à Moscou pour les concrétiser.
La relance russe des années 2000 va vers des moyens air-sol modernes. Ce programme de nouveau missile air-sol, désigné Kh‑38, est suffisamment prioritaire pour être soutenu au premier budget de rééquipement, en 2007. Le directeur du constructeur du missile annonce, en janvier 2008, qu’un lot de ces missiles est en production, pour une campagne d’essais (3). Des campagnes d’évaluation ont lieu entre 2010 et 2015 depuis un bombardier Su‑34 (4), sur un polygone de tir proche du Kazakhstan (5) dépourvu de toute cible de type pont. Le missile reste lié à cet appareil lors des tests, bien qu’il soit aussi présenté en salon sur des avions de chasse Su‑35BM, MiG‑29M ou sur un hélicoptère Ka‑52K (6). Supérieur aux missiles qu’il doit remplacer, le Kh‑38 dispose d’un système de navigation inertielle (7) : une fois lancé, il conserve une trajectoire stable, avant d’entrer en phase active de guidage en fin de course. Ce procédé permet d’atteindre un objectif qui n’a pas été détecté depuis l’avion tireur, mais qui est désigné par d’autres moyens plus discrets et rapprochés, tel un drone. Ce dernier s’expose, mais l’aéronef reste lui à distance de sécurité. Le Kh‑38ML, à guidage terminal laser, est certifié en janvier 2015 et entre en production. Selon son constructeur, « les plus grandes autorités du pays » sont mobilisées pour appuyer la livraison des composants nécessaires à cette arme (8).
En 2022, face aux désillusions, l’obligation de moderniser les VKS s’impose. Bien que les soutes à munitions russes se remplissent du nouveau missile Kh‑38, aucun pilote russe ne l’a employé en opération lorsque commence la guerre d’Ukraine. Les débuts sont désastreux pour Moscou, qui abandonne son assaut sur Kiev fin mars 2022 pour se lancer dans une bataille de position dans l’est du pays. Zébrée de cours d’eau, l’Ukraine fait fonctionner sa logistique au moyen de 16 000 ponts (9) qui, près du front, deviennent des objectifs prioritaires pour la Russie. Les VKS paient cependant un lourd tribut face à la défense sol-air ukrainienne – 14 bombardiers Su‑34 sont perdus dans la première année de guerre (10) – et ses pilotes ne survolent plus les lignes adverses depuis la mi-mars 2022. Des missiles air-sol Kh‑29TD (11) d’ancienne conception sont bien livrés en quantité aux unités à cette période (12) afin d’éloigner un peu les avions du danger, mais, si ces armes sont assez simples d’emploi, elles peinent à convaincre : l’optique de guidage fonctionne de jour seulement, alors que sa qualité ne permet pas de traiter avec précision une cible au-delà de 20 km (13). Un pilote de Su‑34 témoigne, le 12 novembre 2022 sur le canal Telegram Opinions militaires, de la difficulté de ces missions : « Afin de lancer le missile, il fallait évoluer entre 5 000 et 7 000 m, ce qui était très risqué du fait de la menace sol-air. C’était beaucoup, [les systèmes sol-air S‑300 utilisés par l’Ukraine] ont besoin de 20 secondes pour tirer après avoir détecté la cible. De tels vols compliquaient le travail du navigateur qui d’un œil recherchait la cible par la caméra de l’avion, et de l’autre cherchait à la reconnaître sur des images satellites, en ne s’accordant que 30 secondes pour le faire. (14) »