Leur incarnation
Immédiatement après avoir posé la définition de « l’étonnante trinité », Clausewitz incarne chacun de ses éléments dans des collectivités historiques : « De ces trois caractères, le premier est plutôt celui du peuple, le second celui du général et de son armée, le troisième celui de l’État. Les passions qui se déchaînent dans la guerre doivent exister au préalable au sein des peuples ; le degré que le courage et les talents atteindront dans le jeu des probabilités et du hasard dépend des qualités du général et de l’armée ; les objectifs politiques n’appartiennent qu’à l’État. (6) » On comprend qu’il ait souhaité donner corps historique aux entités conceptuelles par lesquelles il a d’abord défini la trinité, mais cela conduit régulièrement à des malentendus ou à des mécompréhensions. Même si Clausewitz signale immédiatement que chaque élément est « plutôt » présent dans tel ou tel secteur de la réalité historique, ce qui signifie bien que ces associations ne sont pas exclusives, on pourrait lui faire dire que dans la guerre les peuples auraient toujours des passions haineuses tandis que les armées et les États en seraient dépourvus, que les armées et les chefs militaires seraient systématiquement courageux et dotés des qualités et compétences nécessaires pour affronter le jeu des probabilités et du hasard tandis que les peuples et les États en seraient privés, que les États seraient toujours capables d’entendement politique tandis que les peuples et les armées n’y auraient pas accès.
Ce n’est pas le sens de son propos, tout le reste du premier chapitre de son traité en témoigne. Disons qu’il établit ces associations en tendance et dans le contexte historique des guerres de la Révolution et de l’Empire, qui ont vu émerger des passions idéologiques nouvelles, des mobilisations sans précédent d’hommes et de matériels, des levées en masse de conscrits, un général que Clausewitz haïssait tout en le surnommant « le dieu de la guerre » (Napoléon) et un nouveau visage de la guerre. Par ailleurs, certains substituent du point de vue de la définition de la trinité ce paragraphe au précédent et sont conduits à faire de la trinité l’addition du peuple, de l’armée et l’État. On voit à quelle réduction drastique et malheureuse de sens on aboutit ici. Il faut donc retenir essentiellement de la trinité clausewitzienne la violence et les passions hostiles de toute nature, le jeu des probabilités et du hasard, et la subordination politique, quelles que soient les manières dont ces éléments s’incarnent dans une réalité historique diverse et évolutive.
Le dernier point capital de la définition de la trinité est la nature des relations entre ses éléments constitutifs dans la réalité historique de la guerre. « Ces trois tendances, qui semblent avoir des implications bien différentes, plongent également de profondes racines dans la nature du sujet, tout en étant de grandeur variable. Toute théorie qui voudrait négliger telle ou telle, ou chercherait à établir entre elles des rapports arbitraires, entrerait instantanément en contradiction avec la réalité au point de s’anéantir elle-même. La mission de la théorie est donc de tenir en équilibre entre ces trois centres d’attraction, comme en suspension entre eux. (7) » Les passions et la violence, le jeu des probabilités et du hasard et la rationalité politique font ensemble partie de la nature du phénomène de guerre, mais dans la réalité des guerres, de leur diversité et de leur évolution au cours de l’histoire, ces éléments n’ont pas la même proportion et la même incarnation. Ils entretiennent par ailleurs des rapports d’interaction, des relations dynamiques contextualisées durant les guerres susceptibles de modifier leur ordre de grandeur et, partant, le visage et le cours des évènements. C’est pour ces raisons que Clausewitz qualifie la guerre de « caméléon ».
Dans un remarquable et passionnant article intitulé « Clausewitz : non-linéarité et imprévisibilité de la guerre » (8), l’historien Alan Beyerchen défend la pertinente thèse d’un Clausewitz ayant conçu tout à fait consciemment la guerre comme un phénomène non linéaire, c’est-à‑dire profondément et essentiellement constitué d’inter-
actions multiples transformant en permanence ses variables et leurs effets de sorte que la prédictibilité de l’évolution d’une guerre est assez limitée – du moins, si l’on suit la logique clausewitzienne jusqu’au bout, la prédictibilité est variable en fonction des différents paramètres de chaque guerre en contexte et ne peut s’exprimer qu’en termes de probabilités. Alan Beyerchen attire notamment l’attention sur le fait que la dernière métaphore employée par Clausewitz d’une théorie « en équilibre entre ces trois centres d’attraction » n’est pas vraiment, comme on le croit souvent, une mise en garde contre la surestimation de l’un ou l’autre des éléments de la trinité, comme si toujours la réalité des guerres était un équilibre de la violence, des passions, des probabilités et du hasard, de la rationalité politique.
C’est la théorie, non la réalité de la guerre qui doit être en suspension entre ces trois pôles. Clausewitz écrit juste avant qu’établir des rapports arbitraires entre eux, ce que ferait l’a priori d’un équilibre historique constant, « entrerait instantanément en contradiction avec la réalité au point de s’anéantir elle-même ». Tandis que la théorie de la guerre est en équilibre, suspendue entre les dimensions de la trinité, l’analyse des guerres réelles doit rendre compte de la manière dont ces dimensions sont plus ou moins présentes ici et là, dont elles s’incarnent et s’imbriquent et dont elles évoluent en même temps qu’elles font évoluer le cours de la guerre. « Je ne prétends pas que Clausewitz ait, d’une façon ou d’une autre, anticipé sur l’actuelle “théorie du chaos”, mais qu’il a vu dans la guerre un phénomène consommateur d’énergie impliquant des facteurs concurrents et interactifs qui révéleront à l’observateur attentif un mélange flou d’ordre et d’imprédictibilité, et qu’il a su l’énoncer. »
Notes
(1) Carl von Clausewitz, De la guerre, trad. Laurent Murawiec, Perrin, 1999.
(2) Ibidem, p. 48.
(3) Ibidem, p. 33.
(4) Ibidem, p. 38.
(5) Ibidem, p. 44.
(6) Ibidem, p. 48.
(7) Ibidem, p. 48.
(8) Alan D. Beyerchen, « Clausewitz : Nonlinearity and the Unpredictability of War », International Security, vol. 17, no 3, hiver 1992/1933, disponible en français à cette adresse : https://www.clausewitzstudies.org/readings/Beyerchen/BeyerchenFR.htm#:~:text=On%20observera%20que%20Clausewitz%20utilise,fondamentaux%20du%20syst%C3%A8me%20
Légende de la photo en première page : La population locale fête la reprise de Wad Madani par l’armée soudanaise. Les passions sont au cœur des raisons de la guerre. (© Xinhua)