Les États-Unis changent de président en janvier 2025. Quel bilan faites-vous de l’action de l’administration Joe Biden (2021-2025) au Moyen-Orient ? Quelles sont les différences, les divergences par rapport à la période Donald Trump (2017-2021) ?
Lorsque Joe Biden est arrivé à la Maison Blanche en janvier 2021, il avait un programme qui ne rompait pas avec les orientations stratégiques de Barack Obama (2009-2017). Quand il était son vice-président, il était responsable de nombreux dossiers concernant le Moyen-Orient. Le fameux « tournant » vers l’Asie-Pacifique de la stratégie américaine ne s’est pas fait au détriment de cette région que les Américains appellent « South West Asia », mais de l’Europe. En continuité de l’administration Barack Obama, Joe Biden n’a pas non plus rompu avec une tendance claire de la politique de Donald Trump, celle consistant à sortir des conflits, tels que l’Afghanistan (2001-2021), qui étaient devenus des fardeaux pour la diplomatie, la défense et la politique intérieure des États-Unis. L’opinion publique américaine est majoritairement réticente à l’interventionnisme à l’étranger. Joe Biden, comme Donald Trump, s’est montré un fervent défenseur de la sécurité et de la supériorité militaire d’Israël dans la région. Barack Obama avait été critique sur ce sujet, au point de rompre la communication directe avec Tel-Aviv et de confier le dossier à Joe Biden.
Cependant, il y a deux points sur lesquels ce dernier diffère par rapport à Donald Trump : la reprise des négociations avec l’Iran et la solution à deux États concernant le conflit israélo-palestinien. En effet, Donald Trump a mis fin, en mai 2018, à la participation des États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien (JCPoA, en anglais) de 2015, qui envisageait la disparition progressive des sanctions contre Téhéran. Il a également démontré une position ferme concernant l’influence iranienne en Irak, en faisant assassiner à Bagdad un général des Gardiens de la révolution (pasdaran), Qassem Soleimani, le 3 janvier 2020. Joe Biden, en revanche, a gardé une position plus souple, débloquant des fonds iraniens en dollars gelés par les sanctions (environ 10 milliards) et laissant la République islamique exporter son pétrole contre des dollars (en moyenne 2 millions de barils par jour). Par ailleurs, il a affiché le souhait de voir un jour l’émergence d’un État palestinien sans toutefois se référer aux résolutions des Nations unies et sans prendre une quelconque initiative sérieuse à cet égard.
Joe Biden est probablement le président américain le plus impliqué dans les questions de politique étrangère : il a été chef de la commission des affaires étrangères du Sénat (2001-2003 et 2007-2009), puis vice-président de Barack Obama. Sans oublier que la plupart des personnalités clés de son administration ont une longue expérience moyen-orientale : le conseiller à la Sécurité nationale Jake Sullivan, le ministre de la Défense Lloyd Austin, le secrétaire d’État Antony Blinken, le directeur de la CIA William Burns, ou le coordinateur de la politique américaine au Moyen-Orient Brett McGurk.
À son arrivée à la Maison Blanche, Joe Biden s’est efforcé de mettre l’accent sur les intérêts politiques, stratégiques et économiques supérieurs des États-Unis tout en rappelant les valeurs des Droits de l’homme, notamment au point de se heurter à son allié saoudien à propos de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi le 2 octobre 2018. Il a voulu équilibrer les positions interventionnistes et celles de retrait. Il a affiché une certaine neutralité concernant le Yémen, il a limité le champ d’intervention en Syrie, il a opéré un départ quelque peu précipité (et désastreux sur le plan politique, puisque le pouvoir a été livré aux talibans) d’Afghanistan, tout en maintenant une présence militaire en Irak et en proposant une formule concernant le conflit arabo-israélien dans le cadre des « accords d’Abraham » signés par son prédécesseur en 2020. Or ces derniers faisaient l’impasse sur la question palestinienne. Seuls le Maroc, les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Soudan les ont signés. L’Arabie saoudite avait fait de la création d’un État palestinien dans les frontières de 1967 un préalable au rapprochement avec Israël. Le conflit à Gaza éloigne toute perspective de normalisation.
Les résultats de la politique de l’administration de Joe Biden au Moyen-Orient peuvent être décrits comme globalement négatifs, et, au mieux, incapables d’influencer positivement le cours des événements.
Quels sont les événements qui ont changé la donne pour les États-Unis au Moyen-Orient ?
Deux moments sont à retenir : l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 et l’attaque du Hamas en Israël le 7 octobre 2023. La guerre contre la population civile de Gaza a des répercussions au Liban, au Yémen, en Syrie, en Iran… Les États-Unis, qui craignaient un basculement de la région vers l’influence russe et chinoise, dans un contexte de montée en puissance du « Sud global », se retrouvent dans une situation délicate : en tant que fournisseurs d’armes et d’aides financières à Israël (1), ils sont considérés comme les premiers responsables de la catastrophe humanitaire à Gaza. Surtout, les États de la région ne supportent plus le « deux poids deux mesures » concernant les conditionnalités, en termes de Droits de l’homme, que Washington leur impose, notamment quand il s’agit d’importer de l’armement ou de bénéficier de la protection antiaérienne et antimissile.
En Irak, cette position pro-israélienne a plutôt renforcé le sentiment antiaméricain et favorisé les voix qui demandent la fin de l’« occupation ». Elle a également renforcé la montée en puissance des milices pro-iraniennes, qui tendent à contrôler les instances décisives au sein de l’État irakien. N’oublions pas que l’Irak est un terrain à la fois d’affrontements et de négociation entre Washington et Téhéran.
Concernant l’attaque russe contre l’Ukraine, elle a été l’occasion de voir à quel point les États du Moyen-Orient ne sont plus systématiquement alignés sur la position américaine, y compris l’Égypte, qui bénéficie de la part de Washington d’un soutien financier important (environ 2 milliards de dollars par an) et d’un appui géopolitique, et les monarchies du Golfe. L’ensemble des États de la région veulent établir des relations avec la Russie et renforcer celles avec la Chine. Ainsi, peu d’entre eux ont voté les sanctions contre Moscou à l’ONU.
Comment analysez-vous le soutien sans faille de la Maison Blanche à Israël depuis le début de la guerre à Gaza en octobre 2023 ?
Un problème majeur auquel sont confrontés les États-Unis dans la région réside dans leur manque de crédibilité. Personne ne croit qu’ils se trouvent à distance égale de tous leurs alliés au Moyen-Orient. Il existe une hiérarchie dont aucun homme politique américain (ni républicain ni démocrate) ne semble pouvoir s’affranchir : Israël est l’allié stratégique dans la région et les autres pays ne sont pas considérés comme fiables. Soutenir l’État hébreu est peut-être le seul dossier international qui fait partie de la politique intérieure américaine, les administrations successives ayant renforcé ce pays comme s’il s’agissait d’un « 51e État fédéré » au milieu du Moyen-Orient. Par conséquent, les habitants de cette région du monde n’ont pas le sentiment que Washington a la volonté réelle d’influencer la politique de Tel-Aviv, et l’administration de Joe Biden apparaît la plus proche d’Israël depuis 1948.
Nous assistons à un rapprochement entre les Saoudiens et les Iraniens qui sont parvenus à un accord de coopération sécuritaire sous l’égide de Pékin en mars 2023, alors que les « accords d’Abraham » avaient pour but de mettre de la distance entre ces deux États et d’éloigner Riyad et les autres capitales arabes de Pékin et de Moscou. En fait, Washington a atteint le point où il ne peut plus jouer le rôle d’intermédiaire entre Palestiniens et Israéliens. Cette incapacité américaine est interprétée par les Iraniens comme une opportunité historique d’étendre leur hégémonie stratégique et idéologique élargie, à savoir islamique et régionale, et pas nécessairement sous une forme chiite sectaire. Nous le voyons à Gaza (le Hamas est un mouvement sunnite), en Syrie (Bachar al-Assad est alaouite) et au Yémen (les houthistes sont zaïdites).