Magazine Moyen-Orient

Regard de Hosham Dawod sur les États-Unis au Moyen-Orient


Plus de vingt ans après la chute du régime de Saddam Hussein (1979-2003), quelle est la stratégie des États-Unis en Irak ?

Elle est invariable : il s’agit de contenir l’influence de la Chine et de la Russie, d’éviter les alliances hostiles impliquant des puissances régionales, de se garantir l’accès à cette zone stratégique (réserves en hydrocarbures, carrefour commercial). Or la politique de Washington visant à maintenir sa présence et son influence en Irak est contradictoire par sa nature. D’une part, elle a détruit l’État baasiste et a tenté d’établir sur ses vestiges un État faible, divisé entre des groupes culturels, ethniques et religieux. D’autre part, elle exige que cet État ainsi segmenté défende les valeurs du sécularisme et de l’égalité devant la loi. Les Français ont eu la même approche au Liban, créant le sectarisme politique moderne hiérarchisé et véhiculé par un État établi et protégé depuis Paris.

Les Américains n’ont pas créé l’égalité entre les communautés ; ils ont exacerbé ces divisions pour y ajouter une hiérarchie sociale moderne de classes. Le sectarisme chiite est peut-être le mieux à même de dissimuler ces divisions de classes au sein de son groupe et de tisser l’asabiyya (l’esprit du corps), tout en se distinguant des autres, en usant des récits historiques que la pensée chiite est apte à reproduire : le « martyrisme », la sauvegarde de la doctrine sacrée, la protection des Lieux saints, le récit sur le risque de disparaître. Ainsi, le pouvoir érigé après 2003 a permis aux chiites d’Irak de passer d’une majorité statistique (les deux tiers des 46,5 millions d’habitants en 2024) à l’établissement d’une hégémonie politique, économique et religieuse, tout en déléguant un mandat formel aux Kurdes dans leur région et créant un état de dépendance des sunnites irakiens selon un système clientéliste subordonné.

L’autre contradiction est que les Américains ont travaillé pour maintenir cette approche sociétale alors qu’ils sont conscients de l’étendue de l’héritage central de l’État irakien et de l’acceptation de celui-ci par les citoyens, du moins les Arabes (75 % de la population). Dans le même temps, ils se rendent compte que tout le monde en Irak (même les Kurdes) vit d’une seule ressource, la rente pétrolière, donc il y a un retour par le biais économique vers la logique d’un État central incontournable.

Washington dispose d’un grand pouvoir d’obstruction en Irak, sur les plans militaire (notamment grâce à son aide en conseillers, ses transferts d’armes, et sa capacité à frapper les acteurs hostiles) et monétaire (la Federal Reserve Bank de New York encaisse les recettes pétrolières irakiennes et garantit l’accès aux dollars), mais est incapable de trouver une alternative politique à la situation actuelle. Les États-Unis ont traité l’Irak comme un pays occupé, ce qui lui a imposé des responsabilités, même après le retrait officiel en 2011 – retrait induit par le refus de Bagdad d’accorder aux troupes américaines une immunité juridique ; les soldats ont alors été remplacés par des agents de compagnies de sécurité privées. Après l’invasion d’une partie du territoire irakien par l’organisation de l’État islamique (ou Daech) en 2014, les militaires américains sont revenus avec un accord d’immunité (en vigueur jusqu’à présent) ; il y a environ 2 500 soldats ainsi qu’un nombre indéterminé de forces spéciales, répartis sur trois bases majeures et dans divers camps, près de la frontière syrienne, à Bagdad et à Erbil.


Comment les États-Unis perçoivent-ils la présence de l’Iran dans les institutions irakiennes, notamment les milices ?

Il existe un pluralisme entre les milices et les forces politiques chiites, dont certaines sont plus nationalistes (les sadristes par exemple) et d’autres sont affiliées à l’Iran (Badr, Brigades Hezbollah…), mais elles sont capables de se montrer plus pragmatiques (2). Ainsi, les ponts de la négociation ne sont jamais rompus, ni entre Téhéran et Washington ni entre les partis et milices irakiens chiites et les Américains. Il existe une continuité chez les acteurs chiites dominant depuis 2005, et certains ont été (et demeurent faute de mieux) des interlocuteurs privilégiés de la Maison Blanche et du Pentagone. 
On pense à Nouri al-Maliki, qui a été Premier ministre de 2006 à 2014 et qui a gardé une solide influence dans les rouages de l’État. Ses successeurs, Haïdar al-Abadi (2014-2018) et Moustafa ­al-Kazimi (2020-2022), ont contribué à maintenir une relation équilibrée entre l’Iran et les États-Unis.

Le pluralisme ethnique et régional irakien engendre également des différences dans le traitement du dossier des relations irako-américaines. Les Kurdes sont les plus proches des États-Unis, particulièrement ceux d’Erbil et de la famille Barzani. En outre, il existe un nombre élevé d’Arabes sunnites qui considèrent les Américains comme leurs protecteurs « objectifs », estimant que la confrontation passée s’est transformée en un affrontement entre la plupart des forces chiites de la région et les Américains (et Israël).


Dans un contexte de tensions croissantes au Proche-Orient, comment envisagez-vous l’avenir des relations entre les États-Unis et Irak ?

Des négociations ont lieu entre le gouvernement irakien et les États-Unis sur le sort des forces de la coalition internationale contre Daech. L’Irak exige la fin de cette présence, estimant qu’il est capable de faire face à la menace djihadiste. En août 2024, la dernière série de pourparlers a abouti à l’annonce du retrait de toutes les forces de la coalition en deux étapes : la première en septembre 2025 et la seconde fin 2026. Certains ont avancé que Washington aurait demandé à Bagdad l’autorisation de rester une année supplémentaire, notamment dans un camp près d’Erbil, où sont stationnés les effectifs américains opérant en Irak et en Syrie.

Il n’existe aucune raison objective pour que les États-Unis procèdent à un retrait total (militaire, politique, économico-financier) d’Irak. D’une part, parce que cela serait contraire à leurs intérêts et à leur stratégie de maintien de l’accès à l’Irak et à la région, l’Irak étant un pivot du continuum Asie-Golfe-Levant-Méditerranée. D’autre part, les Irakiens ne disposent pas des leviers nécessaires pour contraindre les États-Unis à quitter l’Irak, compte tenu des atouts de Washington : l’accès au dollar, la garantie sécuritaire aux yeux des investisseurs internationaux, le niveau de contrôle sur les structures de forces armées, l’exemption du régime des sanctions contre l’Iran pour les importations nécessaires de gaz et d’électricité…

La présence des États-Unis au Moyen-Orient

Par ailleurs, l’Irak n’ayant pas les moyens de faire respecter pleinement sa souveraineté territoriale, Washington peut être perçu, à des degrés divers selon les acteurs, comme un contrepoids ou un médiateur utile. L’Irak subit les attaques et incursions de l’Iran, qui a des camps militaires sur le sol irakien (notamment à Diyala et à Babel), ainsi que de la Turquie, qui possède plusieurs bases dans le nord et opère des frappes régulières contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ces deux pays sont également des acteurs hostiles concernant la question de l’eau, et les États-Unis peuvent soutenir l’Irak, tout comme ils peuvent faciliter son intégration aux réseaux électriques transnationaux.

Les enjeux imbriqués de la garantie sécuritaire et du soutien géopolitique des États-Unis en Irak sont tels qu’il est peu envisageable d’en voir la fin dans les années à venir. 

Entretien réalisé par Guillaume Fourmont (septembre 2024).

Notes

(1) Jonathan Masters et Will Merrom, « U.S. Aid to Israel in Four Charts », Council on Foreign Relations, 31 mai 2024.

(2) Adel Bakawan, « Irak : la naissance d’un “État-milice” », in Moyen-Orient, no 62, avril-juin 2024, p. 78-83.

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°64, « Géostratégie des mers », Octobre-Décembre 2024.
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