Alors que l’ordre international est de plus en plus fragmenté et que les stratégies nationales de puissance s’expriment dans un nombre croissant de milieux et de champs, les catégories classiques d’ami-ennemi ou d’attaque-défense ne permettent plus aujourd’hui de rendre compte de la complexité des conflits. Face à la révolution en marche, un réveil stratégique de l’ensemble de la Nation est désormais nécessaire pour « gagner la guerre avant la guerre ».
« Gagner la guerre avant la guerre ». En février 2022, cette sentence du chef d’état-major des armées (CEMA) Thierry Burkhard ne passe pas inaperçue. L’armée russe vient d’entrer en Ukraine pour une opération spéciale qui doit être fulgurante. Interrogé sur France 24 et RFI, le CEMA, que le grand public a peu l’habitude de voir intervenir, remet les pendules à l’heure (1). Question de la journaliste : « Vous nous avez rappelé qu’on a eu une grande période de paix et qu’on avait oublié la guerre. Alors, est-ce que vous avez l’impression que cette situation qu’on voit aujourd’hui risque de déborder et, en France, est-ce que les soldats sont prêts ? Est-ce qu’on est réactif à ce genre de situation ? »
Réponse du général Burkhard : « La guerre ne concerne pas seulement l’armée ou les armées ; elle concerne la nation tout entière et en particulier l’esprit de défense. Et, au-delà de “paix-crise-guerre” sur lequel on a vécu depuis la fin de la guerre froide, la grille de lecture stratégique qu’on essaie de mettre en place (pour analyser, et non pas pour imposer aux autres), tourne autour de “compétition-contestation-affrontement”. De fait, la phase de compétition est permanente et, pour les armées, l’objectif est bien de gagner la guerre avant la guerre, c’est-à-dire de réussir à imposer sa volonté à l’adversaire dès la phase de compétition. »
« Gagner la guerre avant la guerre ». Cette sentence fleure bon la philosophie du stratège chinois Sun Tzu qui, dès le VIe siècle avant notre ère, expliquait déjà que le summum de l’art de la guerre consiste à vaincre sans combattre, à soumettre l’ennemi sans affrontement létal. Le bon général excelle ainsi à résoudre les difficultés avant qu’elles ne surgissent et triomphe avant que les menaces de ses ennemis ne se concrétisent. Est-ce pour cela que Vladimir Poutine lança en 2022 une opération spéciale en Ukraine dont la fulgurance devait permettre de prendre le pouvoir à Kyiv sans réel affrontement ? Le fait est que cette phase de contestation a échoué et a donné lieu à un affrontement dans lequel les deux nations sont désormais embourbées dans un jeu perdant-perdant. La Russie n’a donc pas su imposer sa volonté à l’adversaire dès la phase de compétition et, vis-à-vis des pays membres de l’OTAN, se déploie comme jamais dans la contestation, au risque d’une bascule dramatique : attaques cyber, opération de désinformation à grande échelle, sabotages de transformateurs ou de câbles sous-marins, tentatives de brouillage ou désignations par un radar de conduite de tir, dernière étape avant affrontement. Ce qui a fait dire au Premier ministre suédois en ce début d’année que son pays n’était « pas en guerre », mais pas en paix non plus, évoquant des attaques hybrides et une guerre par procuration menée sur son sol (2).
Un changement de paradigme stratégique
Passer du continuum « paix-crise-guerre » au triptyque « compétition-contestation-affrontement » est un changement radical qui ne va pas de soi tant il bouscule l’ordre établi et implique un apprentissage de la stratégie au niveau de la nation tout entière (3). Or, pour reprendre la définition donnée par l’amiral Guy Labouérie : « La stratégie n’est ni un art, ni une science, ni une théorie… Indication du sens et inspiratrice de solutions concrètes, la stratégie est processus de création. » (4) Un processus qui s’inscrit dans un paradigme, c’est-à-dire une manière de voir le monde qui guide la pensée et l’action. « Nos idées ne sont que des instruments intellectuels qui nous servent à pénétrer dans les phénomènes ; il faut les changer quand elles ont rempli leur rôle, comme on change un bistouri émoussé quand il a servi assez longtemps. » Ce principe édicté par Claude Bernard dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale s’applique tout autant à la conduite de la guerre, qui ne peut être restreinte à ses seuls aspects létaux, aussi cruciaux soient-ils. La guerre est un caméléon qui prend des formes nouvelles, couvertes et inattendues. Les masses se trouvent ainsi partie prenante de ces nouveaux visages de la guerre, sans le vouloir, ni même toujours le savoir (5). C’est en ce sens que la vision stratégique du chef d’état-major des armées se doit d’être partagée par le plus grand nombre, à commencer par la représentation nationale.