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Compétition-contestation-affrontement ou l’art de « gagner la guerre avant la guerre »

La diffusion de cette nouvelle grille de lecture stratégique débute officiellement en 2020. Le général Burkhard est alors chef d’état-major de l’armée de terre (CEMAT). En juin 2021, il est entendu à huis-clos par la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale (6). En voici un extrait éclairant qui précise le sens du nouveau triptyque compétition-contestation-affrontement, qui substitue à un continuum linéaire paix-crise-guerre un schéma systémique où les trois états interagissent continuellement : « La différence majeure réside dans le fait que, si les états changent, les acteurs demeurent ; dans un continuum paix-crise-guerre, tel n’est pas forcément le cas. La phase de compétition, nous la vivons d’ores et déjà. Face à nos grands compétiteurs, elle s’exerce dans tous les domaines — économique, social, juridique, commercial et même culturel. Le niveau d’engagement militaire reste relativement faible, conformément à la volonté commune des compétiteurs. Si un engagement militaire a lieu, il ne franchit jamais le seuil de l’engagement armé et recourt à des modes d’action qu’il est très difficile d’attribuer à leurs auteurs. Le jeu, pour chaque compétiteur, consiste à envoyer des signaux pour dissuader les autres. Dans ce contexte, la stratégie de communication (Stratcom) et l’action dans les champs immatériels, en raison de la difficulté à les attribuer à leurs auteurs et de leur faible niveau d’engagement matériel, sont prépondérantes. Elles sont déployées en appui des actions des uns et des autres. Très concrètement, il s’agit de gagner la guerre avant la guerre. La compétition est une forme de guerre avec nos compétiteurs. Dans cette phase, il s’agit de démontrer nos capacités et d’empêcher l’escalade jusqu’à la phase suivante (…) Dans la phase de contestation, nous pouvons être testés très brutalement par un adversaire, qui peut chercher à imposer un fait accompli. Dans ces conditions, il faut être capable de réagir très vite au bon niveau, pour lui signifier que des lignes rouges sont franchies et que nous sommes prêts à en tirer les conséquences, ce qui suppose d’être crédible (…) Il s’agit de la guerre juste avant la guerre. À ce stade, il s’agit de contrer nos adversaires qui auraient sous-estimé notre détermination et d’éviter l’escalade menant à l’affrontement. Celui-ci, qui constitue la troisième phase, indique que les manœuvres de découragement n’ont pas fonctionné et que la dialectique des volontés se concrétise par l’engagement, dans la profondeur, de moyens très importants. Chaque camp se mobilise et les alliances se nouent. Au moins l’un des deux camps a estimé qu’il était capable de l’emporter. »

Modeler, disloquer, détruire

Modeler, disloquer ou détruire pourraient ainsi être les trois verbes qui symbolisent chacun des trois états (7) :

Commençons par « détruire », verbe le plus évident qui se rapporte à l’état le plus redouté : l’affrontement. Et revenons à Sun Tzu : « Être victorieux dans tous les combats n’est pas le fin du fin ; soumettre l’ennemi sans croiser le fer, voilà le fin du fin. » En effet, l’affrontement est limité dans le temps car il apporte une réponse cinétique extrême à un litige grave. La division s’y fait suivant la dualité amis/ennemis. L’affrontement donne un vainqueur à la bataille, mais à quel prix ? D’ailleurs est-il vraiment sûr d’avoir gagné la guerre ? Au prix d’une génération sacrifiée et d’une mise au ban de la communauté internationale ? Dans le champ économique, c’est encore plus évident en raison des interdépendances commerciales, des marchés financiers ou des chaines logistiques. La guerre en Ukraine le démontre particulièrement dans le secteur de l’énergie. Les états de compétition et de contestation, tout en mettant en œuvre des stratégies offensives comme la prédation ou la déstabilisation, tenteront néanmoins d’éviter l’escalade jusqu’à l’affrontement.

« Disloquer » est le verbe de la contestation, domaine des guerres hybrides parfois appelées guerres atypiques (8). Cet état est celui des actes indirects et souterrains. L’adversaire (on ne parle plus d’ennemi) est un interlocuteur dont on ne cherche pas la destruction mais la dislocation à courte ou moyenne échéance. Il s’agit donc de créer des dépendances ou de les renforcer. Dès lors, on assiste à un fort accroissement des attaques informationnelles. La stratégie de la Russie vis-à-vis de la France en Afrique en est une illustration. Parmi les stratégies indirectes, citons, par exemple, l’action de la fondation « contre les répressions en Occident » qui a tenté de cibler, en France, des victimes de violences policières et de médiatiser leurs cas (9). Cette fondation était financée par l’oligarque russe Evgueni Prigojine, qui dirigeait le groupe paramilitaire Wagner présent au Mali et au Burkina Faso (10). Un coup de billard à trois bandes : se servir d’affaires intérieures en cours de jugement pour ternir l’image de la France dans les pays d’où sont issues certaines victimes, pays où la Russie prend pied au même moment par l’entremise de Wagner, entreprise « privée » qui se rétribue en récupérant des concessions minières. D’autres actions subversives sont menées à la même époque comme la manipulation du charnier du camp de Gossi au Mali, consistant à incriminer l’armée française dans une mise en scène macabre… qui sera filmée par un drone français, permettant ainsi de faire échouer la manœuvre. Si le grossier montage a ainsi pu être démontré, rien ne dit néanmoins que l’opération de désinformation n’ait pas eu tout de même quelque effet sur les populations locales. Car dans la guerre de l’information, la prime revient à l’attaquant. Et la France accusant un retard culturel certain dans ce type de conflit, il faut attendre la revue nationale stratégique de 2022 pour que l’influence soit considérée officiellement comme la sixième fonction stratégique (11). Enfin ! D’ailleurs, lors de son audition à l’Assemblée nationale un an plus tôt, le général Burkhard insistait : « Dans ce contexte, l’action dans les champs immatériels est à mes yeux la rupture majeure. Elle réunit dans une manœuvre unifiée les actions de renseignement, de cyber, de guerre électronique et d’influence. Ces actions débutent sous le seuil de l’engagement et sont généralement conçues pour être difficiles à attribuer à leurs auteurs. Dans la sphère immatérielle, tous les coups sont permis pour affaiblir l’adversaire, le déstructurer, le diviser, le délégitimer et empêcher la prise rapide de décisions. Ces actions trouvent leur place dans chaque phase du cycle de conflictualité — compétition, contestation et affrontement. Bien entendu, dans la phase d’affrontement, l’engagement de moyens militaires donne l’impression que leur importance relative est moindre ; elles n’en demeurent pas moins cruciales. De nos jours, acquérir la supériorité dans ces champs est essentiel, afin d’empêcher son adversaire de mobiliser toutes ses ressources pour se défendre. »

Enfin, « modeler » est le verbe qui caractérise le mieux la compétition. À la fois indirecte et couverte, celle-ci ne consiste ni à détruire la cible ni à provoquer sa dislocation : ni vaincue ni contrainte, des grilles de lecture ou des critères de légitimité étrangers lui sont insensiblement inoculés. Dans L’Empire souterrain : comment les États-Unis ont fait des réseaux mondiaux une arme de guerre, deux universitaires américains, et non des moindres, Henry Farrell (Université Johns Hopkins) et Abraham L. Newman (Université de Georgetown) racontent comment les réseaux ouverts — fibre optique, systèmes financiers, chaine d’approvisionnement en semi-conducteurs — sont devenus le soubassement d’un empire secret, tout d’abord utilisés par les États-Unis à partir de 2001 contre leurs ennemis, puis progressivement contre leurs alliés (12). Et d’interroger : « Que fera un Trump nouvellement élu de cet empire ? Comment la Chine organise-t-elle la riposte ? L’Europe peut-elle sortir de la vassalisation ? » Une interrogation d’autant plus forte qu’elle provient de deux universitaires américains. Il est également intéressant de noter le titre original de l’ouvrage (Underground Empire: How America Weaponized the World Economy). Cette notion de « weaponization », que l’on traduit généralement par « arsenalisation », a été étudiée plus globalement par Mark Galeotti, un russologue britannique associé au Royal United Services Institute, dans un ouvrage majeur non traduit en français ( !), The Weaponization of Everything : A Field Guide to the New Way of War (Yale University Press, 2022). Les opérations dites sous le seuil sont, selon lui, appelées à se développer dans la lignée de ce que l’américain George Kennan nomme en 1948 dans une note secrète de la CIA désormais déclassifiée le « Political Warfare » et que le général français Jean Némo traduira et mettra en œuvre à travers le concept de « guerre dans le milieu social » (GMS) (13). Le Political Warfare « est l’emploi de tous les moyens à la disposition d’une nation, à l’exception de la guerre, pour atteindre ses objectifs, pour accroitre son influence et son autorité et pour affaiblir ceux de ses adversaires. De telles opérations sont à la fois couvertes et affichées. Leur périmètre s’étend des actions ouvertes telles qu’alliances politiques, des mesures économiques (telles que les programmes de réformes économiques) et la propagande “blanche”, jusqu’à des opérations couvertes comme le soutien clandestin d’éléments étrangers “amis”, les opérations psychologiques “noires” et même l’encouragement à des résistances souterraines dans les États hostiles. » (14) Un tel programme va bien entendu nécessiter des réponses intégrées de la part des différents ministères et agences des États-Unis pour imposer leur modèle aux Soviétiques dans une guerre non militaire.

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