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Compétition-contestation-affrontement ou l’art de « gagner la guerre avant la guerre »

Guerre permanente et réveil stratégique

Dans un monde fragmenté, où les stratégies nationales de puissance s’expriment dans un nombre croissant de milieux et de champs, les catégories classiques d’ami-ennemi ou d’attaque-défense ne permettent donc plus, à elles seules, de rendre compte de la complexité des conflits. La pensée stratégique qui faisait la part trop belle à une postérité clausewitzienne est désormais caduque (15). Car si l’armée en est bien entendu le fer de lance, la guerre n’est pas que militaire et un réveil stratégique est urgent (16) qui concerne l’ensemble de la Nation. Et au triptyque compétition-contestation-affrontement doit répondre un autre triptyque : puissance-influence-résilience. De ce point de vue, la politique de suprématie stratégique des États-Unis peut être élevée au rang de modèle. 

Fins observateurs, les Chinois ne diront pas autre chose lorsque, 50 ans plus tard, ils annoncent leur doctrine de « guerre hors limites ». Pour les colonels de l’armée de l’air chinoise, Qiao Liang et Wang Xiangsui, il s’agit de retenir les raisons de la chute de l’URSS et d’une course aux armements épuisante pour lui préférer un élargissement des actions de guerre à tous les domaines autres que le militaire : économiques, financiers, religieux, écologiques, etc. Et d’appeler à revoir la conception traditionnelle de la guerre et à lui trouver un nouveau nom : « la guerre hors limites ». « Si ce nom est établi, écrivent-ils, il indiquera que tous les moyens seront disponibles, que l’information sera générale et que le champ de bataille sera partout. Cela signifie que toutes les armes et toutes les techniques pourront être imposées à loisir ; que toutes les frontières qui séparent les mondes de la guerre et la non-guerre seront totalement abolies ; également que les principes actuels du combat devront être modifiés et, même, que les lois de la guerre devront être réécrites. » (17) Prémonitoire et bien reçu par le pouvoir chinois. Pour preuve, Qiao Liang deviendra par la suite général et Wang Xiangsui professeur à l’Université Beihang.

Dans son manuel d’influence et de guerre de l’information, Vaincre sans violence, Raphaël Chauvancy note, au sujet de la guerre par le milieu social (GMS), qu’elle « est indirecte et couverte. Multi-domaines, elle ne connait aucune limite géographique ou temporelle. Elle échappe également aux catégories classiques amis/ennemis et ne connait que des acteurs ou des cibles. Architecture stratégique intégrée, elle emploie tous les moyens disponibles en dehors de la coercition militaire pour modeler à son avantage les structures relationnelles et cognitives de ses compétiteurs. La GMS n’agit pas sur les conséquences, mais sur les mécanismes en eux-mêmes, sur la nature profonde de la cible. Elle ne répond pas à un acte style, mais en bloque l’expression, voire la conception. La GMS va plus loin encore que le Political Warfare. Ses composantes sont la guerre de l’information et l’influence. » (18) Et de préciser : « Des actions innovantes impliquant des acteurs civils et militaires, publics et privés, sont menées dans les champs tactiques et les espaces cognitifs. Ces actions auraient été impensables il y a seulement deux ou trois ans. » La révolution est donc en marche dans les esprits comme dans les structures. Mais « gagner la guerre avant la guerre » implique d’être en tension permanente et de ne pas être distancés par ses compétiteurs, de parer la contestation et d’éviter l’affrontement en se préparant néanmoins à le mener… collectivement.

Notes

(1) « Exclusif » du 25 février 2022, France 24 et RFI (https://​rebrand​.ly/​c​3​d​e03).

(2) « La Suède n’est “pas en guerre” mais pas en paix non plus, alerte le premier ministre Ulf Kristersson », France 24, 13/01/2025 (https://​rebrand​.ly/​e​e​6​00b).

(3) Entretien de l’auteur avec le général Burkhard, 14 janvier 2025, École militaire.

(4) Amiral Guy Labouérie, Stratégie : réflexions et variations, Paris, Addim, 1993.

(5) Raphaël Chauvancy, Les nouveaux visages de la guerre, Versailles, VA Éditions, 2023 pour la 2e édition.

(6) Commission de la défense nationale et des forces armées, « Audition, à huis clos, de M. le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre sur l’actualisation de la LPM 2019-2025 », Compte rendu no 68, Session ordinaire du 23 juin 2021, (https://​rebrand​.ly/​d​e​1​e72).

(7) Raphaël Chauvancy et Nicolas Moinet, « Compétition, contestation, affrontement : quel ennemi ? », in Christian Harbulot, Lucie Laurent et Nicolas Moinet (dir.), Guerre économique : qui est l’ennemi ?, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2022, p. 4-17.

(8) Daniel Mainguy, Droit de la « guerre atypique », Paris, LGDJ, 2023.

(9) Benoît Vitkine, « Une officine russe s’intéresse aux violences policières », Le Monde, 15 septembre 2021 (https://​rebrand​.ly/​2​9​2​a97).

(10) Rappelons que l’État russe a longtemps nié tout lien avec le groupe Wagner pourtant dirigé par Evgueni Prigojine, un oligarque très proche du président Poutine. Leurs liens seront révélés par Prigojine lui-même qui, suite à une rébellion avortée, en raison d’un désaccord sur la stratégie à mener dans la guerre contre l’Ukraine, tombera en disgrâce avant de tomber tout court, son avion s’écrasant malencontreusement en aout 2023 pour des raisons indéterminées…

(11) Revue nationale stratégique 2022, 9/11/2022 (https://​rebrand​.ly/​a​f​4​39c).

(12) Henry Farrell et Abraham Newman, L’Empire souterrain : comment les États-Unis ont fait des réseaux mondiaux une arme de guerre, Paris, Odile Jacob, octobre 2024. 

(13) Lire à ce sujet : Raphaël Chauvancy, « Le Political Warfare ou la guerre par le milieu social (GMS) 1/2», Revue Défense Nationale, no 847, février 2002, p. 81-86 (https://​rebrand​.ly/​2​6​c​966).

(14) George Kennan, « Policy Planning Staff Memorandum », Office of The Historian, 4 mai 1948. Cité par Raphaël Chauvancy dans son article cité en note 13.

(15) Lire à ce sujet le focus de Jean-François Bianchi, « Le dépassement de la vision clausewitzienne de l’affrontement », in Christian Harbulot, La guerre économique au XXIsiècle, Versailles, VA Éditions, 2023, p. 71-81.

(16) Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Le réveil stratégique : essai sur la guerre permanente, Paris, Seuil, septembre 2024.

(17) Qiao Liang et Wang Xiangsui, La guerre hors limites, Rivages poche, 2006, p. 39.

(18) Raphaël Chauvancy, Vaincre sans violence : manuel d’influence et de guerre de l’information, VA Éditions, 2025, p. 17.

Article paru dans la revue Diplomatie n°132, « Péninsule coréenne : tensions ravivées, ambitions nouvelles », Mars-Avril 2025.
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