D’un point de vue purement juridique, la différence fondamentale entre l’aide fournie par la Corée du Nord à la Russie et l’aide chinoise réside dans la formalisation et l’officialisation du rapprochement entre les deux pays. La signature, le 18 juin 2024 (2), lors de la première visite du président russe en Corée du Nord en 24 ans, du « Treaty on Comprehensive Strategic Partnership between the Russian Federation and the Democratic People’s Republic of Korea (3) » marque une étape importante dans la relation entre les deux pays, puisque l’on se retrouve face à une alliance de facto (et de jure) entre deux pays qui sont soumis à un niveau très élevé de sanctions internationales, mais qui n’en continuent pas moins de représenter une menace potentielle pour une partie de la planète ; l’accent étant mis sur l’armée et la production militaire, et ce au détriment d’une grande partie de leurs populations respectives. Il est d’ailleurs à noter que la Corée du Nord étant historiquement soutenue par la Chine (servant de tampon entre celle-ci et la Corée du Sud), cette répartition des « tâches de soutien » entre les deux pays ne peut pas avoir été décidée sans disposer de l’aval direct de Pékin. À l’inverse, la Chine entretient une position ambivalente : elle ne condamne ni ne soutient ouvertement la Russie, mais lui permet de maintenir son économie à flot, tout en servant de porte d’entrée pour une partie des équipements inaccessibles sur le marché international.
L’assistance matérielle fournie par la Chine et la Corée du Nord (4) à la Russie s’assimile plus à un grand bal des hypocrites qu’à une « alliance » en bonne et due forme : en échange de la fourniture de consommables (obus, armes et… soldats (5)) dont les deux pays disposent en nombre et dont les Russes ont besoin pour poursuivre leur progression en Ukraine, les deux pays peuvent obtenir certaines technologies et/ou équipements manquants que la Russie leur offre sur un plateau. En outre, la Corée du Nord reçoit des hydrocarbures dont elle a cruellement besoin pour son système de génération d’électricité. L’aide reçue semble avoir fait sauter les anciennes réticences de la Russie, qui rechignait à leur vendre ses technologies les plus modernes, notamment par crainte de les retrouver à terme sur le marché à l’exportation (6).
Si, en politique, il n’y a pas plus d’amis que d’ennemis permanents, mais bien des intérêts permanents, on se retrouve ici dans un cas qui illustre parfaitement cette situation. Malgré son avance technologique, la Chine rencontre toujours des difficultés dans le développement de sous – marins nucléaires silencieux et modernes. La Russie est en mesure de lui apporter son assistance dans ce domaine, étant donné qu’il s’agit de l’un des derniers (avec celui des radars d’alerte avancée) dans lesquels les ingénieurs russes bénéficient toujours d’une expertise reconnue. La Corée du Nord devrait également profiter des apports technologiques liés aux missiles balistiques, dans le domaine de la miniaturisation nucléaire ainsi que dans le domaine des sous – marins. En outre, des rapports américains récents (7) indiquent que la Corée du Nord devrait recevoir un nombre non déterminé de MiG‑29 et de Su‑27 en provenance de Russie pour rééquiper sa force aérienne.
Certes, cette arrivée de sang « pas très neuf » ne va pas changer fondamentalement le visage de la force aérienne nord – coréenne, surtout face à son homologue du Sud de la péninsule qui est l’une des forces aériennes les plus modernes et les mieux équipées du monde. Néanmoins, l’arrivée d’appareils supplémentaires et très probablement de pièces de rechange ainsi que d’une capacité de révision des appareils en service va constituer un sérieux gain pour la Corée du Nord. On en arrive donc au danger fondamental que représente cette « alliance » qui n’en est pas une : en fournissant des biens et des équipements que l’on peut qualifier de « basiques » à des Russes qui en ont besoin, la Chine et la Corée du Nord vont progresser plus rapidement dans la modernisation de leurs armées grâce à l’assimilation de technologies russes qui leur permettront de gagner du temps et des capacités supplémentaires. Et avec la Chine qui lorgne de plus en plus ouvertement sur Taïwan (ainsi que sur une partie de la zone pacifique) et la Corée du Nord qui semble plus déterminée et imprévisible que jamais, l’incertitude dans laquelle se trouve cette zone, couplée à l’investiture d’un président américain encore plus instable que précédemment, mais qui se focalise avant tout sur la Chine en tant qu’ennemi (militaire et économique), fait que la situation dans cette partie du monde va inexorablement se détériorer.
On le voit donc, le lancement des hostilités en Ukraine, outre le fait qu’il a mis en lumière les (très) nombreuses lacunes (militaires et industrielles) russes, modifie significativement le rapport du monde occidental à la guerre (besoin de se réarmer et de s’assumer), mais génère également un impact énorme de l’autre côté du globe avec cette reconfiguration des « alliances », même si, en ce qui concerne la Russie et la Chine, il s’agit plus d’une convergence d’intérêts dans un monde multipolaire en cours de reconfiguration que d’une alliance. À l’inverse, la signature du traité entre la Corée du Nord et la Russie fait passer leur relation à un niveau « supérieur » avec en outre une clause d’assistance mutuelle : toute attaque sur l’un des deux pays entraînera un soutien de la part de l’autre. On peut donc se demander ce qu’il en sera dans l’hypothèse d’une guerre entre les deux Corées. La Russie interviendra-t‑elle malgré toutes les conséquences qu’une telle intervention entraînerait ? Le conflit tournerait-il à une guerre atomique, la Russie et la Corée du Nord étant toutes deux détentrices de ce type d’armements, à l’inverse de la Corée du Sud ? Bref, beaucoup de questions qui découlent d’un contexte international hautement volatil.
En fin de compte, la fourniture d’équipements par les Chinois et les Nord – Coréens, outre le fait qu’elle prolonge et aide significativement la capacité des Russes à se battre en Ukraine tout en affaiblissant d’autant le pays attaqué (et donc améliorant la position des Russes dans le cadre de futures et toujours hypothétiques négociations), permet surtout de renforcer (in)directement et durablement les deux pays asiatiques… tout en les entraînant sur un chemin de plus en plus incertain. Gageons que leurs dirigeants respectifs ont effectué un rapide calcul coûts/bénéfices dont ils estiment certainement pouvoir ressortir gagnants pour un investissement de base qui est minimal, le risque de sanctions internationales, qui est bien réel, notamment sur les biens à double usage fournis par la Chine, ayant des conséquences considérées comme étant inférieures au gain d’efficacité militaire attendu.