Au niveau tactique, le prix à payer pour protéger le troupeau est de plus en plus élevé
Le premier défi des forces navales est aujourd’hui d’atteindre un niveau de connaissance suffisant de l’écosystème économique maritime. Avant le Command of the sea cher à Mahan et à Corbett vient désormais le Knowledge of the sea. L’économie maritime globalisée donne aujourd’hui l’impression d’une grande transparence : il est possible de suivre la trajectoire d’un navire de commerce sur son smartphone à l’aide d’une application AIS (Automatic identification system), de retrouver un conteneur géolocalisé par GPS ou de repérer un câble sous – marin sur une simple carte marine. Plusieurs points nodaux d’information et de contrôle ont également vu le jour, comme l’UKMTO (United Kingdom maritime trade operations), le MICA Center (Maritime information cooperation & awareness center) de Brest ou l’Information Fusion Center de Singapour.
Pourtant, ce sentiment confortable est trompeur : d’une part, l’évolution technologique a largement ouvert l’éventail des capacités de contournement, comme le prouve par exemple l’émergence des drones, des narco semi – submersibles, des sous – marins de tourisme ou des gliders. Elle a aussi accru la dualité des acteurs civils, comme le démontre la capacité de dissimuler des missiles antinavires dans des conteneurs civils (8) ou d’installer des kits de ravitaillement à la mer pour bâtiments de combat à bord de navires de commerce (9). D’autre part, la prolifération de systèmes d’information offre autant de possibilités de les pirater, par exemple à des fins de déception (10), ou d’en tirer parti pour faire valoir des revendications illégales (11).
Il en est de même du point de vue juridique : si elle est en apparence bien ordonnée par un ensemble de traités et de tribunaux, l’économie maritime reste un maquis très hétérogène qui n’obéit pas toujours aux mêmes règles. N’oublions pas que la convention de Montego Bay n’a pas été signée par toutes les grandes économies, que la guerre de course reste autorisée par certains grands pays (12) et qu’un texte sans moyen coercitif n’est que rarement dissuasif (13).
Voici donc les forces navales contraintes d’opérer au milieu de nombreux acteurs aux intérêts parfois divergents, mais qui occupent, voire se disputent, le même espace global. En mer Rouge, les navires militaires occidentaux doivent gérer des « navires clandestins » qui se greffent parfois au dernier moment dans les convois, et naviguent régulièrement à proximité de navires de commerce iraniens et de boutres dont il est difficile de confirmer qu’ils servent de relais de désignation vers les Houthis. Cette imbrication requiert de disposer d’un niveau élevé de connaissance et de renseignements, au plus bas niveau tactique, afin de distinguer le bon grain de l’ivraie. Dans ce contexte, le deuxième défi des forces navales consiste à protéger l’économie maritime alors que la défensive n’a jamais coûté aussi cher en mer, pour deux raisons au moins.
La première est due à l’évolution et à la prolifération des menaces, qu’il s’agisse de drones, de missiles antinavires ou d’engins balistiques pouvant être tirés sans offrir de surface de riposte évidente. En mer Noire comme en mer Rouge, un navire a besoin de senseurs évolués et de systèmes de combat sophistiqués couplés à des armes fiables pour résister à la large panoplie des menaces. Outre des systèmes de défense performants, il faut aussi des forces navales résilientes, c’est-à‑dire capables d’encaisser des coups et de tenir dans la durée, ce qui est coûteux en pièces de rechange, en munitions et en format d’équipage (14). Enfin, gageons que nous n’avons encore rien vu et que les différentes menaces rencontrées aujourd’hui gagneront rapidement en volume, en capacité de synchronisation et en caractère multi-lutte.
La seconde raison est due à l’évolution de la nature de l’économie maritime moderne, qui est de plus en plus statique et donc facile à cibler. En effet, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la plupart des nouveaux usages de la mer sont fixes : plateformes offshores, câbles sous – marins, éoliennes, usines de désalinisation, sites d’extraction de minerais, aquaculture… Pis encore, tous ces systèmes sont pilotés par des réseaux informatiques et des serveurs, également fixes. Enfin, ils génèrent parfois eux – mêmes des obstacles qui compliquent leur sécurisation (15). La diversification de l’économie maritime s’est donc traduite par une vulnérabilité accrue. Un perturbateur peut donc épuiser un volume important de moyens navals sans perspective de bataille navale rangée permettant de regagner de manière classique la maîtrise de la mer.
Quel berger pour le troupeau ?
Reconnaissons alors que les théories de Mahan et de Corbett ont besoin d’être dépoussiérées et que la nature du Sea Power a inévitablement évolué à une époque où un pays (l’Ukraine) réussit à maintenir ouvert un corridor maritime céréalier sans même disposer d’une flotte pour le protéger !
En particulier, puisque les problèmes globaux appellent des solutions globales, il est nécessaire d’envisager l’économie maritime comme un système qui s’est considérablement étendu et compliqué et de prendre en compte l’importance cruciale des coalitions (16). Mahan avait imaginé la constitution d’une « communauté d’intérêts commerciaux et d’idéaux justes (17) », mais n’était pas allé jusqu’à rêver d’une force navale « postmoderne » (18) dotée d’une vision internationaliste et presque collective du monde économique maritime, sorte d’ONG devenue la « marine du monde (19) ». Il n’avait pas non plus imaginé à quel point les marines seraient obligées d’adopter des approches « multi – agences » en se chargeant de la lutte contre la pêche INN (20) ou de la protection de l’environnement (21). Le berger s’est mué en soigneur, en interprète, en policier et en garde forestier, et entretient désormais des échanges permanents avec ses homologues des autres vallées pour partager les informations et les bonnes pratiques.