Comment imaginez-vous le travail de justice vis-à-vis des crimes du régime Al-Assad ?
Le système juridique syrien est dans un état lamentable. Durant le régime, il était aux ordres du pouvoir. Désormais, une justice islamique s’installe, avec à sa tête des gens peu recommandables. Il serait préférable que les coupables de crimes de guerre soient traduits devant une cour internationale disposant des ressources nécessaires pour poursuivre les fugitifs vivant à Dubaï, à Moscou ou ailleurs. Si ce n’est pas le cas, nous risquons de ne voir condamner que les auxiliaires par des juridictions locales loin d’être impartiales, voire d’assister à des exécutions sommaires sans forme de procès. Il y a un désir légitime de justice pour tous les Syriens victimes de la dictature.
Cependant, on doit s’interroger sur les actes répréhensibles commis par la rébellion syrienne, y compris ceux perpétrés par la HTC. Que se passera-t-il si les proches de Raed Fares décident de déposer une plainte contre ses meurtriers ? Il y a déjà l’exemple de Majdi Nema, arrêté en janvier 2020 à Marseille alors qu’il se trouvait en France avec un visa étudiant. Cet ancien combattant islamiste de Jaysh al-Islam est notamment accusé d’avoir participé à l’enlèvement, le 9 décembre 2013, de l’avocate et journaliste syrienne Razan Zaitouneh, de son mari, Waël Hamada, et de deux de ses collaborateurs. Son procès doit commencer en avril 2025.
Quelles sont les étapes nécessaires pour une reconstruction économique saine et le retour des réfugiés et des déplacés ?
Pour commencer, il est impératif de restaurer l’approvisionnement en électricité et d’assurer la sûreté dans tout le pays. Il faut ensuite éradiquer la corruption, qui a pourri la Syrie pendant des décennies et atteint des sommets pendant la guerre. Pour y remédier, il est crucial que l’appareil étatique offre une rémunération adéquate à ses employés, ce qui permettrait d’extirper ce fléau. Comment résister aux pots-de-vin si votre salaire ne suffit pas à subvenir aux besoins de votre famille ?
Si ces trois conditions sont remplies, l’économie syrienne se redressera spontanément, car les Syriens ont un esprit d’entreprise. Cependant, cela ne garantit pas le retour des quelque 8 millions de réfugiés et 7 millions de déplacés. En effet, ceux qui ont trouvé une nouvelle existence en Europe ou en Amérique du Nord s’y sont intégrés. Ils préfèrent souvent attendre d’être naturalisés pour envisager une réinstallation en Syrie. Ceux qui vivent dans des conditions précaires au Liban, en Jordanie et en Turquie sont plus susceptibles de revenir en Syrie rapidement, à condition que les services de base soient rétablis et qu’ils obtiennent un emploi correctement rémunéré. Leurs familles comptent sur ces transferts d’argent pour survivre.
Comment analysez-vous le rôle de la Turquie, présente militairement et alliée de la HTC, pour l’avenir de la Syrie ?
La Turquie est désormais la puissance dominante en Syrie. Elle a soutenu la HTC pendant le conflit, puis lui a fourni les ressources nécessaires pour contre-attaquer et abattre le régime. Le cœur du pouvoir à Damas est l’ambassade de Turquie plutôt que le palais présidentiel. Cependant, elle devra trouver un équilibre avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis pour éviter une instabilité nationale, car Riyad et Abou Dhabi ne sont pas favorables à la « renaissance » de l’Empire ottoman au Levant. Le Qatar devra également contribuer au financement de la reconstruction du pays, qui sera confiée à des entreprises turques. L’UE sera invitée à soutenir ce processus, puisqu’Ankara utilise depuis 2015 le « chantage aux migrants » pour obtenir des fonds européens.
Un traité de paix avec Israël est-il envisageable ?
L’État hébreu considère la chute de Bachar al-Assad comme historique et souhaite signer un traité de paix avec Damas, tout en conservant le Golan, occupé depuis 1967. Au mieux, il restituerait les conquêtes de décembre 2024 : le mont Hermon et les villages druzes environnants. La Syrie est à terre et ne peut plus compter sur son armée après la destruction de ses infrastructures militaires par Israël le 8 décembre. De plus, elle a perdu le soutien de l’« axe de la résistance », ayant expulsé l’Iran. Elle a besoin de l’aide américaine, mais le président Donald Trump (2017-2021, et depuis janvier 2025) a reconnu en 2018 l’annexion israélienne du Golan et cherche à étendre les « accords d’Abraham » à tous les pays arabes. Cela ne laisse pas beaucoup d’alternatives à Ahmed al-Charaa s’il souhaite recevoir un appui international pour reconstruire la Syrie et ainsi conserver son pouvoir. Toutefois, un chef d’État qui a adopté le nom de guerre Abou Mohamed al-Joulani (« le Golanais », en arabe) pendant deux décennies et qui est imprégné d’idéologie islamiste peut-il renoncer à cela ? S’il accepte de le faire, cela prouvera qu’il a véritablement rompu avec Al-Qaïda et son passé djihadiste.
Entretien réalisé par Guillaume Fourmont (février 2025).















