Trois ans après la deuxième invasion de l’Ukraine – et onze ans après la première –, l’Europe stratégique est dans une situation paradoxale. Sur le plan déclaratoire, elle serait sur le pied de guerre : augmentations budgétaires continues sanctionnées par le dernier sommet de l’OTAN, dialogue stratégique autour du nucléaire, passage à une économie de guerre, mise en place de nouveaux dispositifs de financement européens. Mais s’il en est consubstantiel, le déclaratoire ne peut se substituer à l’opérationnel.
« Le réel, c’est quand on se cogne » : cette citation attribuée à Jacques Lacan semble d’actualité au regard d’une situation stratégique qui a connu, depuis un an, une évolution triplement défavorable pour les Européens. D’abord, il faut constater que les Russes ont multiplié les actions visant des États européens : dans le domaine cyber, contre les câbles sous-marins et, surtout, des actions d’influence à l’égard des différentes élections européennes comme, plus largement, des sociétés. Il faut ainsi noter une plus grande désinhibition des services de renseignement à évoquer ces manœuvres. En utilisant pour la première fois un missile balistique conventionnel de portée intermédiaire Oreshnik le 21 novembre dernier, la Russie a également imposé une forme de dilemme stratégique à l’OTAN, induisant un retour à la thématique du découplage (1), centrale dans le débat stratégique des années 1980. Ce tir – et surtout la possibilité d’une production en série du missile – a été étonnamment peu commenté sur ses implications stratégiques ; en particulier la viabilité d’une éventuelle garantie nucléaire française à l’endroit des alliés européens.
Une vision pessimiste
Si certains ont pu railler l’absence d’une menace russe du fait de l’impossibilité pour Moscou de faire parader ses chars dans Paris, il faut aussi constater que le caractère de la guerre a changé et que ses implications ne sont pas toujours comprises. La guerre reste perçue comme une séquence dont le point de bascule serait l’ouverture du feu. Or, si cette vision correspond à une vision juridique classique, il faut aussi constater qu’elle tend à passer outre la complémentarité et l’intrication « contestation-confrontation » que résumait la formule, un peu malheureuse, de « guerre avant la guerre ». Mais le fait est qu’en dépit des pertes observées en Ukraine, Moscou conserve des avantages comparatifs majeurs : sa force aérienne et sa marine n’ont été que peu touchées ; ses capacités aérobalistiques s’accroissent ; ses capacités spatiales connaissent un regain d’attention ; et les domaines aussi bien non cinétiques que stratégiques du cyber, de l’action sur les fonds marins et de l’influence non seulement restent intacts, mais ont été developpés. Enfin, et en dépit des pressions induites sur l’économie russe, la production de matériels se poursuit et s’intensifie. Que Moscou ne soit pas capable de s’en prendre aux États baltes ou à la Pologne aujourd’hui ne signifie pas qu’elle ne le sera pas dans cinq à dix ans…
Ensuite, notre dernier hors-série sur le sujet, il y a précisément un an, posait la question de l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche et de ses conséquences non seulement pour l’OTAN, mais aussi pour le soutien à l’Ukraine (2). Depuis lors entré en fonction, il a instauré un climat qui oscille entre incertitude et hostilité tant à l’égard de nos pays qu’à celui de Kiev. Possibilité d’un redéploiement des forces en Europe, ambiguïtés quant à une assistance effective en cas d’activation de l’article 5 – si tant est qu’elle soit physiquement possible (3) – et autres gesticulations autour des droits de douane ont mis à mal la cohérence politique interne de l’Alliance atlantique. En Ukraine, le positionnement de Washington a laissé dubitatif. À la « gestion de l’escalade » de l’administration Biden se seront substituées des pressions directes sur Kiev au nom d’une forme aussi singulière que dévoyée de réalisme – la question des fameuses « cartes en main » – niant la complexité d’un rapport de force dont la guerre a démontré qu’il était loin de se limiter à l’état des arsenaux en février 2022.
Enfin, le décalage entre le déclaratoire européen et la réalité stratégique consacre une deuxième évolution défavorable. On aura ainsi vu en 2025 une multiplication des conférences en tous genres autour du soutien à l’Ukraine et de l’attitude à adopter face aux désistements américains. Si la communication a souvent été léchée, le résultat laisse les observateurs sur leur faim face à des manœuvres semblant surtout démontrer que les uns et les autres cherchaient à prendre un leadership diplomatique qu’aucun n’est, en fait, réellement capable d’assumer. Paradoxalement, les États les plus actifs dans l’organisation de ces conférences, France comprise, figurent aussi parmi ceux ayant réalisé les plus faibles efforts de réinvestissement dans la défense entre 2014 et 2024 – à tout le moins en termes de part du PIB affectée aux dépenses de défense (voir tableau 1). De fait, et pour citer Bismarck cette fois, « la diplomatie sans les armes, c’est la musique sans les instruments ». Les États européens réapprennent ainsi que les stratégies diplomatique et militaire ne sont que la continuité de la politique dans leurs domaines d’application respectifs : dans une situation telle que la nôtre, l’une n’a pas à primer l’autre – au contraire, c’est leur complémentarité qui fait leur force.















