Une vision (modérément) optimiste
D’une certaine manière, le cycle des conférences sur la sécurité s’est terminé avec le sommet de l’OTAN de La Haye des 24 et 25 juin, qui consacre une évolution des dépenses de sécurité, au sens large, à 5 % du PIB, dont 3,5 % pour les dépenses de défense. Derrière ce tableau pessimiste, on peut toutefois objecter que l’une des vertus du retour au pouvoir de Donald Trump aura été de faire prendre conscience aux Européens de leur solitude stratégique, les forçant à réinvestir dans les domaines stratégiques. Incidemment, l’agrégat entre dépenses de défense et dépenses de sécurité est aussi un retour aux réalités stratégiques : au début des années 2010, il était de bon ton de souligner l’importance des coopérations interministérielles comme facteur de compensation des effets des Livres blancs de 2008 et de 2013. Dans le cas actuel et face à une situation aérobalistique évolutive, on redécouvre les vertus des sécurités civiles et l’importance du durcissement des infrastructures – militaires comme civiles – tout en considérant que la sécurisation des réseaux et des infrastructures cyber n’est plus uniquement une variable d’ajustement budgétaire des entreprises.

S’il faut constater ici le triomphe de la stratégie intégrale, articulant l’ensemble des domaines de puissance de l’État, il est bien modeste et reste surtout conceptuel : le chemin est encore long, à plusieurs égards. D’une part, le réveil stratégique européen se heurte à des réalités techniques trop longtemps déconsidérées. La temporalité de la montée en puissance de l’industrie et de la (re)mise en place de capacités n’est pas celle des déclarations politiques et des réalités budgétaires, en particulier celles liées à la dette. On le constate dans les commandes effectivement passées. S’il est évident que nombre d’États européens commandent bien plus que par le passé, ce n’est pas le cas partout. En France, on lit bien peu de communiqués de presse portant sur des achats, nonobstant une communication ministérielle arguant du respect de la Loi de programmation militaire face à la presse qui s’interroge sur la réalité de l’économie de guerre. On constate également que si les dispositifs européens sont mis en place – les fameux 800 milliards d’euros de ReArm Europe (4)–, ils sont encore trop peu exploités par les États.
D’autre part, si la prise de conscience du passage à une autre époque semble bien là, les États européens restent dans une posture d’éclatement stratégique. Les positions nationales restent très diverses et font évoluer une géostratégie des coopérations régionales dont nous dessinions les contours en 2013 (5) :
• le « bloc balte », incluant initialement la Pologne, s’est élargi au « bloc scandinave ». À présent tous membres de l’OTAN comme de l’UE, ces États sont engagés dans une dynamique de remontée en puissance qui dépasse la modernisation pour s’engager sur la voie de l’expansion. De nouvelles unités sont mises en place et des domaines comme l’artillerie, les chars de bataille, la défense aérienne à moyenne portée ou les drones sont particulièrement explorés. L’ensemble est couplé à une attention portée aux forces de défense territoriale, à la sécurisation des frontières (6) et à la protection des populations civiles ;
• la « Mitteleuropa » a pour centre de gravité l’Allemagne, qui entraîne autour d’elle des États de taille moyenne, des Pays-Bas à la Roumanie en passant par une partie des Balkans. La logique est également centrée sur la défense territoriale, mais dans un contexte où, comparativement à 2013, les équilibres politiques ont pu changer – Slovaquie, Hongrie – ou ont failli le faire (Roumanie). Les investissements sont, là aussi, importants, mais l’ancrage atlantiste est plus marqué ;
• plus éloignés de la Russie « les Méditerranéens » sont plus critiques à l’égard d’un réinvestissement dans la défense. L’Italie est un cas à part : industriellement, elle se rapproche de l’Allemagne tout en ayant une posture – marquée, mais discrète – de soutien à l’Ukraine. Mais, dans le même temps, sa logique vise plus à soutenir son industrie de défense qu’à faire remonter en puissance ses forces ;
• « L’entente cordiale » franco-britannique est dans une posture délicate. Ayant l’avantage comparatif de leurs capacités nucléaires – il est d’ailleurs significatif que Londres veuille acheter des F‑35A afin de les équiper de bombes B61 sous régime de la double clé (7) –, les deux pays disposent de budgets limités. Le Royaume-Uni, en particulier, multiplie les ambitions capacitaires, mais sans réellement disposer des moyens de leur concrétisation. La France est quant à elle suspendue à l’actualisation de la Revue nationale stratégique…
Dans pareil cadre, on voit apparaître le paradoxe d’un non-approfondissement des structures existantes – OTAN, UE – et d’une multiplication des coopérations bilatérales. De Trinity House (Allemagne/Royaume-Uni) à Nancy (France/Pologne) en passant par un rapprochement industriel avec la Suède, l’heure est à la diplomatie de défense. Elle passe aussi par des initiatives structurantes dans le domaine capacitaire – typiquement ELSA (European long-range strike approach) pour les feux à longue portée (8). C’est aussi le cas dans le domaine opérationnel : en mai 2025, les premiers personnels de la 45e brigade blindée allemande étaient officiellement basés en Lituanie – une implication par le positionnement qu’il reste difficile d’égaler (9)… Au sein des « blocs » eux-mêmes, ces coopérations se multiplient dans des domaines opérationnels, comme entre les forces aériennes finlandaise, danoise, suédoise et norvégienne, dont l’ambition en termes d’intégration est particulièrement élevée. C’est aussi le cas, sur le nucléaire franco-britannnique, contre des « menaces extrêmes » sur l’Europe avec la récente déclaration de Northwood. Toutefois, diront les observateurs les plus pessimistes, les principaux facteurs de friction ayant jusqu’ici entravé les coopérations européennes restent bien présents…
L’enjeu ukrainien
Derrière la réponse à la menace russe, il y a également l’enjeu de la poursuite du soutien à l’Ukraine. En l’occurrence, la stratégie des moyens adoptée a basculé d’une logique de fourniture de stocks – les dons de matériels ne sont plus que marginaux, lorsqu’ils font encore l’objet de publicité – à une logique d’ukrainisation, sur deux piliers. D’une part, la conclusion d’accords entre les industriels européens et les entreprises locales, débouchant sur une véritable course à l’établissement de partenariats avec un État qui dispose de ressources et d’une culture industrielle. Si leur mise en place a mis du temps, ce délai était nécessaire pour les négociations, mais aussi pour la construction et la remise à niveau des infrastructures indispensables. D’autre part, le financement de la construction de matériel sur place s’est intensifié, avec, en avril dernier, plus de 10 milliards d’euros promis à Kiev, ventilés vers des secteurs spécifiques de l’industrie (10). Les États européens ont donc compensé le désengagement américain. Depuis, d’autres annonces ont été faites. Mi-juin, l’Allemagne indiquait ainsi que l’enveloppe de l’aide allouée pour 2025 serait de 9 milliards, comprenant des montants qui permettront à l’Ukraine d’acheter des systèmes directement en Allemagne.














