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Armes chimiques. 1. De quoi parle-t-on ?

Par Jean-Jacques Mercier, expert en systèmes d’armes

L’arsenal chimique est complexe : nombreux sont les agents pouvant produire des effets sur les êtres humains, les plantes et les animaux, qui forment les trois grandes catégories de cibles de la guerre chimique. Dans le premier de cette série d’articles, nous revenons sur la question, en commençant par les élémentaires de la classification des agents chimiques. 

Les définitions de la guerre chimique varient quelque peu. Ainsi, le Conseil de Sécurité des Nations Unies indiquait-il, en 1969, que « les agents chimiques de guerre sont considérés comme des substances chimiques, qu’ils soient gazeux, liquide ou solide, qui pourraient être employés en raison de leurs effets toxiques sur l’homme, les animaux ou les plantes ». La Convention sur les Armes Chimiques (CAC) indique quant à elle que l’« on entend par produit chimique toxique tout produit chimique qui, par son action chimique sur des processus biologiques, peut provoquer sur les êtres humains ou les animaux, la mort, une incapacité temporaire ou des dommages permanents. Ceci comprend tous les produits chimiques de ce type, quelle qu’en soit l’origine ou le mode de fabrication… ».

Létalité et non-létalité ; persistance et fugacité ; doses létales et incapacitantes

Aussi, plusieurs formes de classification des agents chimiques ont-elles été produites. La première distinction touche aux effets recherchés par les contaminations et permet de cliver les agents létaux (tels que le Soman, le Tabun, le VX, l’Ypérite, etc.) et non létaux (lacrymogènes, BZ, LSD, etc.). Cette distinction est à relativiser en fonction de la dose absorbée par la cible : les gaz lacrymogènes tels que le CS ressortent clairement du domaine non létal, mais une trop grande absorption, couplée à des facteurs prédisposant à des effets indirects – tels que des problèmes cardiaques –, peut s’avérer létale. La distinction entre armes létales et non létales est aussi à relativiser en fonction du type de produit utilisé. Durant la prise d’otages du théâtre de Moscou, le 26 octobre 2002, les forces russes utiliseront un incapacitant/anesthésiant dérivé du Fentanyl et dont le dosage excessif provoquera la mort de 117 otages.

Une deuxième forme de classification prend en compte la forme que va prendre le toxique :

– Elle peut être liquide (comme le VX) et provoquer une contamination par la peau, les agents étant alors qualifiés de persistants et étant le plus généralement disséminés sous la forme de gouttelettes.

– Elle peut être gazeuse, qu’elle soit diffusée sous la forme de vapeur ou d’aérosols fins (inférieurs à 10 micromètres). La contamination se produit par inhalation de l’agent. L’agent est également qualifié de non persistant, voire de semi-persistant, dès lors que son état implique une dispersion sous son propre effet ou encore celui du vent. Ces agents sont également qualifiés de « fugaces ».

À ce stade, il convient d’appréhender la toxicité de chaque agent, qui dépend, dans le cas des toxiques à l’état vapeur, de la durée d’exposition au toxique mais aussi de sa concentration. On utilise alors la notion de « Ct ». Chaque produit dispose, en outre, d’un indice de létalité (Ct L) et d’incapacitation (Ct I). Dès lors qu’il existe des variations dans les effets induits par un toxique sur une personne donnée – en particulier en fonction de l’effort physique qu’elle fournit, qui augmente la fréquence des inhalations (mais aussi de son âge, de son poids, de son sexe, de sa condition physique, etc.) – le calcul de toxicité s’exprime, le plus souvent, par rapport à 50 % d’une population. En résultent donc les indications Ct L 50 et Ct I 50. Mais ces données montrent aussi qu’atteindre la dose létale ou incapacitante peut se produire de différentes façons : pour le sarin, Ct L 50 est de 70 mg/mn/m³, de telle sorte qu’une personne peut mourir en inhalant, au terme de sept minutes, 10 mg de sarin par mètre cube d’air ou encore en inhalant, durant deux minutes, un air chargé de 35 mg de sarin au mètre cube. Il s’ensuit que plus les Ct L et I 50 sont bas, plus l’agent présente de toxicité, dès lors qu’une dose inférieure permet d’atteindre le résultat désiré. L’avantage des Ct est qu’ils permettent de comparer de façon aisée la toxicité des agents entre eux. Dans le cas des agents persistants, sous forme liquide, les effets biologiques découlent d’un contact avec la peau d’une dose mesurée en milligrammes. En résultent donc les notions de Dose Létale pour 50 % d’un groupe (DL 50) et Dose d’Incapacitation pour 50 % d’un groupe (DI 50). Là aussi, plus la valeur est basse, plus le rendement de l’agent est élevé.

Vésicants, hémotoxiques, neurotoxiques, hallucinogènes…

On peut alors envisager une troisième forme de catégorisation, qui prend en compte les types d’agents chimiques et leur action sur les organismes. Les agents létaux peuvent alors être ainsi classifiés :

– Les vésicants sont des agents létaux provoquant l’apparition de lésions sur la peau et les muqueuses qui prennent l’aspect de brûlures. Difficiles à décontaminer, les vésicants laissent apparaître leurs effets après un temps de latence (action « insidieuse »), rendant plus difficile le diagnostic et la thérapeutique (d’autant plus qu’elle peut avoir peu progressé, selon les agents). L’ypérite (1) en est typique et agit à l’état vapeur (contamination par inhalation ou contact avec la peau) ou liquide. Relativement facile à produire à un coût très bas, l’ypérite se solidifie toutefois en dessous de 14°C (2). D’autres toxiques relèvent de cette catégorie : le HN3 (trychloréthylamine), au Ct L 50 équivalent à celui de l’ypérite ; l’agent Q (sesqui-ypérite, très dangereux mais à l’état solide aux températures ordinaires, l’agent L (lewisite) ou encore l’agent T (3).

– Les agents suffocants provoquent des œdèmes pulmonaires cachés par une forte irritation des voies respiratoires qui se calme ensuite – trompant le diagnostic –, alors que l’œdème progresse. Le chlore en est un exemple typique mais, le phosgène (CG) et le diphosgène (DP) sont plus toxiques (4). Dans l’ensemble cependant, les suffocants doivent être employés de façon massive pour causer des effets graves. En contrepartie, ils peuvent être très facilement fabriqués.

– Les hémotoxiques, ou toxiques généraux, inhibent, après inhalation, l’enzyme qui permet aux cellules d’utiliser l’oxygène apporté par le sang, entraînant rapidement des arrêts respiratoires et des crises cardiaques. Ils doivent toutefois être utilisés massivement par des températures basses du fait de leur volatilité. L’acide cyanhydrique (AC) et le chlorure de cyanogène sont les principaux exemples d’hémotoxiques (5). Fabriqués couramment par l’industrie chimique, ils ne sont pas systématiquement bloqués par les cartouches des masques utilisant du charbon (mask-breaker).

– Les neurotoxiques, organo-phosphorés, forment le groupe de toxiques potentiellement le plus létal. En agissant sur l’inhibition de la cholinestérase (6), ils provoquent rapidement des mouvements incontrôlés, une hyspersalivation, des difficultés respiratoires, des défécations incontrôlées, des céphalées, des vomissements, des convulsions, la tétanisation de l’ensemble des muscles puis la mort. Le traitement classique implique l’ingestion rapide d’atropine et de pyritostigmine ou encore de valium. Au-delà, le traitement des cas d’intoxication par les chaînes sanitaires se révèle extrêmement lourd, saturant les capacités qui peuvent être mises en œuvre. Ces agents se répartissent en deux sous-catégories. La première compte le tabun (GA), le soman (GD) ou encore le sarin (GB). Ces deux derniers agissent en phase vapeur et sont non persistants. L’apparition du VX, dans les années 1950, a auguré d’un saut qualitatif majeur du point de vue de la toxicité, l’agent étant de 500 à 1 000 fois plus efficace que l’ypérite. Se présentant en phase liquide, il est persistant. Tous les neurotoxiques ont en commun une grande stabilité (y compris dans le stockage), une résistance à la chaleur et à la pression (en cas de dissémination par explosion), une facilité de dispersion et une véritable insidiosité, la contamination se produisant sans que les personnels ne s’en doutent. Les agents qualifiés de « novichok » et conçus en URSS et en Russie dans les années 1980, mais aussi 1990, connaîtraient une centaine de variantes dont certaines serait de 5 à 8 fois plus toxiques que le VX.

– Les mycotoxines sont des toxines produites par des organismes vivants – de telle sorte que certains les classent dans les agents de guerre biologique – mais ne peuvent se reproduire. Leur origine est diverse : la ricine est produite par un arbuste et la toxine botulique par une bactérie, par exemple. D’autres agents entrent dans cette catégorie (7). Ils ne sont guère utilisables massivement, à l’exception des trichothécènes. Provoquant des brûlures de la bouche et du nez, des convulsions et des hémorragies importantes, elles ont toutefois un degré de toxicité bien moindre que les autres agents et nécessitent d’être synthétisées, si bien qu’elles ne seraient utiles que lors d’actions ponctuelles. 

– Les organo-fluroés ont été étudiés de près par l’URSS durant les années 1970, en raison de leur capacité à traverser les protections respiratoires des tenues NBC. Provoquant des œdèmes pulmonaires, ils étaient également virtuellement impossibles à détecter. Le perfluoroisobuthylène a une toxicité équivalente au phosgène. C’est l’agent le plus connu entrant dans cette catégorie mais sept à huit autres peuvent également en ressortir.

Toxicité de quelques agents de guerre chimique 

Nom

CT L 50

DL 50

CT I 50

Vésicants

Ypérite

1 500 inhalations

Quelques mg

100-200 vapeurs voie oculaire

HN3

1 500 inhalations

Quelques g

Léwisite (L)

1 500 inhalations

/

300 voie oculaire

500 voie cutanée

Sesqui-ypérite (Q)

?

/

300 mg

Agent T

?

/

400 mg

Suffocants

Chlore

11 000 à 19 000 mg

1 800 mg

Phosgène

3 200 mg

1 600 mg

Hémotoxiques

Acide cyanhydrique (AC)

2 000 à 4 500 mg

/

?

Neurotoxiques

Tabun (GA)

400 mg

200

Sarin (GB)

70 mg

35

Soman (GD)

40 mg

25

VX

/

5 à 15 mg

DI 50 : 0,2 à 5 mg

Les agents non létaux peuvent également être classés en sous-catégories :

– Les irritants regroupent les lacrymogènes (comme le CS, le CB, le CN), les sternuatoires (DA, DC, DM ou Adamsite) et les urticants (oxime de phosgène, notamment). Ils sont essentiellement utilisés en maintien de l’ordre mais peuvent s’avérer létaux à forte dose. L’action des urticants – dont le Ct L est extrêmement élevé – peut être telle qu’elle peut empêcher le port d’un masque et pourrait constituer le préalable d’une attaque létale.

– Les incapacitants regroupent essentiellement le BZ et le LSD25. Ils ont une action perturbant les fonctions mentales, rendant le comportement incohérent et empêchant tout travail collaboratif.

– Les défoliants et herbicides (agents orange, bleu et blanc), qui s’avèrent dangereux dès lors qu’ils incluent dans leur préparation de la dioxine.

Article publié dans DSI n°71, juin 2011.

Notes

(1) Ou gaz moutarde, en fonction de son odeur, lorsqu’elle est très concentrée.

(2) A contrario, son activité est renforcée par la chaleur et l’humidité. Certaines variantes ont un point de solidification plus faible. 

(3) Ces deux derniers pouvant être mélangés à de l’ypérite.

(4) Citons également la chloropicrine, relativement peu toxique mais qui mal retenue par les filtres au charbon des masques.

(5) On pourrait également citer l’arsine et la phosphine, cependant assez instables et qui n’ont jamais été véritablement étudiés en tant que toxiques de guerre.

(6) Cette enzyme permet de détruire l’acétylcholine, qui agit elle-même comme neurotransmetteur, de synapses à synapses, et qui doit impérativement être détruite une fois sa fonction assurée, sous peine de continuer à transmettre des impulsions électriques.

(7) Tétrodotoxine, batrachotoxines, etc.

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