Magazine Moyen-Orient

Les politiques religieuses de la France en Méditerranée coloniale (1830-1962)

Lorsqu’il s’adresse aux habitants du Caire dans un mauvais arabe en 1798, le général Napoléon Bonaparte (1769-1821) fait mine d’admirer l’islam et dénigre la religion de ses pères. Pour les Égyptiens, qui le regardent en occupant chrétien botté, cette entrée en matière est jugée méprisable et empreinte de fausseté. Lorsqu’il débarque à Alger en juillet 1830, le maréchal de Bourmont (1773-1846) affirme le principe de la liberté religieuse. C’est dire si les Français d’après-1789 veulent se présenter en amis des Arabes et des musulmans… dans un rapport colonial.

Dans son approche coloniale postérieure à la Révolution de 1789, la France et son armée ont gardé de l’impérialisme les aspects politiques et militaires, mais ont abandonné les aspects missionnaires. L’armée du XIXe siècle n’entend pas faire œuvre de prosélytisme catholique : son amour de la gloire et de la conquête est intact, mais en tant qu’héritière de la Grande Armée, elle est peu versée dans les affaires religieuses. Les officiers qui commandent l’expédition d’Alger et assurent, à partir de 1834, la lente conquête de l’Algérie ont été jeunes officiers sous le Premier Empire (1804-1815). Que leurs soldats soient musulmans, Kabyles, Français, légionnaires ou zouaves, les nationalités et religions leur importent peu, pourvu que l’armée de la conquête marche d’un même pas.

La France coloniale écarte les missionnaires d’Algérie

Une partie du clergé français n’est pas dans ces dispositions d’esprit. Parce que ces religieux rejettent le moment révolutionnaire et ses conséquences, mais aussi parce que la doctrine romaine en matière de propagation de la foi n’a pas varié. Ainsi, l’archevêque de Marseille se réjouit en 1830 à la nouvelle de la prise d’Alger, attendue depuis des siècles, et il s’enthousiasme à la pensée des missionnaires qui vont s’adonner au travail de conversion de l’Afrique (1). Mais c’est un vœu pieux.

D’une part parce que l’Église de France est en pleine phase de reconstruction après la tornade révolutionnaire, qui a détruit 40 % de son patrimoine artistique et architectural, et que les ordres et le clergé régulier sont eux-mêmes en pleine restructuration et aux prises avec une véritable reconquête religieuse. D’autre part parce que l’armée de la conquête, en lutte acharnée contre le djihad défensif d’Abd el-Kader (1808-1883) proclamé en 1832, ne veut pas s’embarrasser de questions religieuses. Ajouter à la guerre religieuse des musulmans une guerre de conquête et de conversion catholique, ce serait aggraver une situation déjà périlleuse (2). Le gouverneur général de l’Algérie, Thomas-Robert Bugeaud (1784-1849), décide donc de renvoyer en métropole les quelques religieux qui s’étaient installés depuis 1830, notamment les jésuites, et il se contente de demander aux diocèses de France de lui envoyer des prêtres pour moraliser la turbulente et fluctuante population européenne.

Il n’est pas question de se lancer dans la conversion des indigènes. Une fois la conquête établie, les tribus sont soumises à la cérémonie de l’aman, mélange de soumission et d’engagement à la loyauté envers le vainqueur. La liberté religieuse des tribus est intacte pourvu que la tutelle militaire et administrative soit respectée. Il faut attendre la grande insurrection confrérique de l’est algérien en 1871, dite de Mokrani, pour que les confréries religieuses soient placées sous une extrême surveillance de l’autorité administrative. Entre-temps, la monarchie de Juillet (1830-1848) entame une politique musulmane démontrant sa prise en compte du fait musulman et la nécessité de former les officiers du culte (édification de trois medersas, écoles de formation d’imams urbains, qui fonctionnent jusqu’à la fin de la période coloniale).

Il faut attendre la création de l’ordre des Pères blancs en 1868, à l’initiative de l’archevêque Charles-Martial Lavigerie (1825-1892), pour que l’Algérie abrite un ordre religieux missionnaire. Outre l’affaiblissement final du Second Empire (1852-1870), il a fallu que la grande famine des années 1866-1867 décime près de la moitié de la population kabyle pour que les autorités coloniales acceptent de confier des orphelins (sur les milliers existant) aux Pères blancs et aux Sœurs blanches pour les nourrir, les protéger, les éduquer… et éventuellement les convertir (3). Ce tournant réoriente la politique religieuse de la colonie dans une région donnée (la Kabylie), à l’initiative des écoles des Pères blancs, puis des écoles publiques républicaines créées au cours des années 1880 pour contrecarrer l’influence des premières ; cette concurrence déclenche un phénomène irrémédiable de francisation de la Kabylie, qui devient la région la plus scolarisée de toute l’Afrique du Nord, la ville de Tunis mise à part. Les effets en matière de conversions sont en revanche assez médiocres, à tel point qu’après plus d’un demi-siècle de travail missionnaire, les Pères blancs décident en 1937 à la conférence de Bou Nouh (Kabylie) d’en finir avec la « mission » envers les musulmans. Quelques milliers de conversions témoignent néanmoins d’une intense activité missionnaire, sans équivalent en Afrique musulmane.

De l’expérience algérienne, à laquelle il a contribué à plusieurs reprises, le général Hubert Lyautey (1854-1934) retient qu’il faut proscrire tout missionnaire du territoire marocain livré à la conquête, dite « de pacification », à partir de 1912. Il laisse les affaires musulmanes aux mains du sultan et interdit le Maroc aux religieux, même aux Pères blancs. Aucun ordre chrétien ne s’installe dans la zone française du Maroc avant la fin des années 1940.

Sous la IIIe République, la France puissance musulmane

Sous le Second Empire, la France lance non sans improvisation la « politique du royaume arabe », Napoléon III (1808-1873) demandant à Abd el-Kader, réfugié à Damas, de devenir son suzerain et le roi des Arabes (4). Celui-ci refuse poliment. Toutefois, en 1865, l’Empire fait des 2,5 millions de musulmans d’Algérie des sujets français. Soumis au droit personnel musulman, comme les juifs d’Algérie le sont à la loi mosaïque jusqu’en 1870, les musulmans d’Algérie n’en sont pas moins Français, notamment en droit international. À La Mecque ou au Caire, les autorités consulaires françaises ont la charge de cette population et de son intégrité. Aussi, sans vraiment le savoir ni le comprendre, la France devient peu à peu une puissance musulmane. Non seulement l’islam est de facto la deuxième religion de France, ce qui ne cesse qu’en 1962, Algérie indépendante oblige, mais au fur et à mesure que son domaine colonial s’étend, ses responsabilités s’accroissent, et le nombre de musulmans placés sous sa protection devient considérable.

Entre 1881, date de la reprise de l’expansion coloniale en Tunisie, et 1920, date de l’avènement des mandats français au Levant (Liban et Syrie), le domaine colonial français sur l’islam a été très étendu : outre le Maroc, la presque totalité du Sahara central et occidental passe sous son contrôle, puis le Sahel jusqu’à la Guinée et au Sénégal (sans parler du petit territoire des Afars et des Issas, futur Djibouti, ou des Comores). Bien sûr, rien n’est comparable à l’Algérie puisque ces territoires sont essentiellement des colonies (Afrique), des protectorats (le Maroc et la Tunisie demeurent des États étrangers protégés) et des mandats de la Société des Nations (SDN), comme le Liban et la Syrie. Dans l’entre-deux-guerres, la France gouverne plus ou moins directement 20 à 25 millions de musulmans, ce qui lui confère des responsabilités particulières, ce que la Première Guerre mondiale met en exergue.

Quand il faut partir en guerre contre un Empire ottoman soutenu par l’Allemagne de Guillaume II (1859-1941), qualifié de « Hadj Guillaume » par la propagande allemande, la France se trouve en position délicate (5). Elle présumait en effet que l’appel au djihad lancé par le sultan calife d’Istanbul allait se transformer en insurrection antifrançaise. C’est ce que redoute Georges Clemenceau (1841-1929), alors sénateur et futur président du Conseil (1917-1920). Au prix d’un intense travail de propagande, et d’arrangements scrupuleux établis entre Lyautey et le sultan Moulay Youssef (1881-1927) du Maroc, et, de manière générale, entre les officiers des affaires indigènes et les notables indigènes d’Afrique du Nord et du Sahara, l’armée et la France coloniales parviennent à éviter l’embrasement. Mieux encore, elles réussissent à recruter des centaines de milliers d’hommes qui combattent dans l’armée française. Au total, 4 000 Algériens musulmans sous uniforme français participent en Arabie à la révolte arabe de 1916-1918. Plus de 400 000 Nord-Africains et Africains combattent en métropole sous uniforme français. Après guerre, il était courant de dire que 70 000 musulmans étaient morts pour la patrie (6). De cela résulte, en hommage à ces derniers, l’édification de la première mosquée de France à Paris, inaugurée en 1927 dans le Quartier latin.

Sur le plan international, la France est une nation d’autant plus importante en affaires musulmanes qu’elle a contribué à abattre l’Empire ottoman, dont le califat succombe en 1924. Comprenant parfaitement la charge symbolique et politique considérable de cet événement pour les musulmans, Lyautey et ses amis parisiens envisagent un temps de proclamer le sultan du Maroc à la tête d’un califat occidental et africain. D’une certaine manière, c’est un retour de la politique du royaume arabe protégé par la France. Cette tentative n’a pas l’heur de plaire aux Anglais, à Paris et aux chefs religieux du Moyen-Orient, mais elle révèle que la France a des responsabilités inédites dont elle n’ignore rien.

<strong>Chronologie de la France au Moyen-Orient</strong>
1798 Le général Napoléon Bonaparte part en expédition en Égypte. Vaincu, il abandonne le pays en 1801.
1830 Début de la conquête de l’Algérie.
1839 La France ouvre un consulat à Djeddah (actuelle Arabie saoudite, fondée en 1932).
1847 Algérie : reddition d’Abd el-Kader en décembre. L’année suivante, la France crée un département sur chacune des provinces d’Oran, d’Alger et de Constantine.
1916 La France et le Royaume-Uni prévoient le partage du Proche-Orient ottoman avec les accords Sykes-Picot, signés en mai. Paris apporte son soutien à la révolte arabe (1916-1918) contre la Sublime Porte.
1920 La Société des Nations institue un mandat français sur le Liban et la Syrie. Le premier devient indépendant en 1943, et la seconde trois ans plus tard.
1945 Massacres de Sétif, Guelma et Kherrata en Algérie, en mai.
1949 La France reconnaît Israël en mai.
1954 Déclenchement de la guerre d’Algérie en novembre.
1956 Crise du canal de Suez : la France et le Royaume-Uni entrent en guerre contre l’Égypte pour préserver leurs intérêts. Victoire militaire, mais défaite politique.
1962 Signature des accords d’Évian, le 18 mars, mettant fin à la guerre en Algérie et ouvrant la voie à l’indépendance, obtenue en juillet.
1956 Indépendance du Maroc et de la Tunisie en mars.
1960 La Mauritanie devient indépendante en novembre.
1965 L’opposant marocain Mehdi ben Barka est enlevé à Paris le 29 octobre.
1966 Dernier essai nucléaire français dans le Sahara algérien en février.
1967 Visite officielle du roi Fayçal d’Arabie saoudite à Paris en juin.
1978 Rouhollah Khomeyni arrive en exil en France avant de se rendre en Iran en février 1979 pour la révolution.
1983 Un attentat contre des militaires français, en mission pour l’ONU, cause la mort de 58 soldats à Beyrouth.
1991 La France participe à la guerre du Golfe contre l’Irak de Saddam Hussein pour libérer le Koweït.
1995 La France et l’Arabie saoudite signent un partenariat stratégique pour dix ans, renouvelé en 2005 et en 2015.
2003 À l’ONU, la France s’oppose à la guerre en Irak (discours de Dominique de Villepin en février).
2004 Yasser Arafat meurt à Clamart le 11 novembre.
2006 Inauguration de la Sorbonne-Abou Dhabi.
2007 La France et l’émirat d’Abou Dhabi s’accordent sur la création du Louvre Abou Dhabi, dont l’ouverture est prévue en 2017.
2008 Invité par Nicolas Sarkozy, Bachar al-Assad participe aux festivités officielles pour le 14 juillet.
2009 Inauguration officielle d’une présence militaire française permanente aux Émirats arabes unis.
2011 La France participe aux opérations, sous l’égide de l’ONU, contre le régime de Mouammar Kadhafi en Libye. En Tunisie, après avoir proposé une aide policière au régime de Zine el-Abidine ben Ali, Paris appuie la révolution.
2013 La France s’apprête à intervenir en Syrie contre le régime de Bachar al-Assad. Sans soutien, la mission est annulée.
2014 La France lance l’opération « Chammal » pour lutter contre l’organisation de l’État islamique en Irak. Crise diplomatique avec le Maroc pour une convocation judiciaire du chef de la Direction générale de la sûreté nationale, en visite à Paris.
2015 L’Égypte et le Qatar achètent 24 avions Rafale chacun. La France intervient militairement contre Daech en Syrie.
2016 Initiative française pour la paix au Proche-Orient le 3 juin. Paris accueille la conférence « Tunisia 2020 » en novembre.
2017 La France organise une conférence pour la paix au Proche-Orient le 15 janvier.

La République et ses missionnaires au Levant

Un aspect intrigant des politiques de la France dans son domaine colonial, et à direction des territoires convoités, est le recours de la République aux missions catholiques afin d’épauler sa politique d’influence en Égypte et dans l’Empire ottoman. En vertu des capitulations signées depuis le XVIe siècle, constamment étendues au fil des siècles, les marchands français bénéficient de privilèges fiscaux et judiciaires dans les échelles du Levant. Ceux-ci ont été progressivement étendus aux marchands et notables levantins des minorités confessionnelles. Depuis 1861, la France protège en outre officiellement les chrétiens du Mont-Liban. Et elle entretient depuis le XIXe siècle des clientèles en Égypte. Loin de se défaire de cette politique de protection des chrétiens d’Orient, en dépit de la marche à la laïcisation qui se met en place en métropole à compter de 1881, la République coloniale et sa diplomatie ont utilisé, pour leur politique, les missionnaires chassés de métropole au Levant et en Égypte (7).

Tout commence à la suite de la première expulsion de congrégations enseignantes, après les réformes de Jules Ferry (1832-1893) de 1881-1883. Plusieurs centaines de missionnaires français prennent le chemin de Beyrouth et des grandes villes d’Égypte, fraîchement occupée par les Britanniques. Furieuse de la perte d’influence française dans ce pays, dont les élites sont encore francophones et francophiles, la France y favorise l’implantation d’écoles confessionnelles catholiques. De même au Liban, où s’édifie, parmi tant d’établissements confessionnels, l’université jésuite Saint-Joseph de Beyrouth. En 1884, lors de l’inauguration de sa faculté de médecine, en lien avec l’université de Lyon, Léon Gambetta (1838-1882) déclare dans une formule restée célèbre que la « laïcité n’est pas un article d’exportation ». Et pour cause. Pendant des décennies, les écoles confessionnelles chrétiennes du Levant reçoivent des subventions de la France afin de soutenir leur expansion.

Mais ce n’est rien encore par rapport à la grande expulsion de 1903-1904 et à ses conséquences. Quand la République interdit l’enseignement aux congrégations religieuses, des dizaines de milliers de religieux et de religieuses sont chassés de l’Hexagone, et parmi eux plusieurs milliers s’installent au Levant et en Égypte, l’Afrique du Nord leur étant interdite. Au Caire, à Beyrouth, à Alexandrie ou à Damas, ils sont accueillis les bras ouverts par les autorités consulaires françaises qui y voient le moyen de renforcer la francisation par l’école des chrétiens d’Orient, mais aussi des juifs et de quelques musulmans. Cette politique culturelle appuyée sur l’Église catholique (dont la langue d’usage au Levant est le français) permet à la France de garder sous sa coupe des dizaines de milliers d’élèves et de futurs notables en Égypte alors britannique. En Grande Syrie ottomane, la France prépare de la sorte sa politique d’expansion qui devait se révéler après la Première Guerre mondiale.

À la veille de la guerre, 50 000 Égyptiens et 75 000 Syro-­Libanais sont scolarisés dans les écoles religieuses françaises de la région, ce qui constitue un point d’appui considérable pour la République française. Dans l’entre-deux-guerres, cette présence ne faiblit pas. Après les militaires, les religieux catholiques constituent la première population professionnelle présente dans les mandats français de la SDN, le Liban et la Syrie.

Les Français musulmans d’Algérie assignés à l’indigénat

La situation des Français musulmans d’Algérie, ordinairement qualifiés d’Arabes, de musulmans ou d’indigènes à l’époque coloniale, est assez éloignée de celle des autres colonisés de la Méditerranée française. Étant Français, ils bénéficient en dehors des frontières de l’Algérie d’étonnants privilèges, si l’on peut dire, surtout au XXe siècle : partie intégrante de l’armée d’Afrique, ils combattent partout sous uniforme français (Crimée, Mexique, Cochinchine et Tonkin, fronts de l’est en métropole dès 1870, Dardanelles et péninsule arabique en 1914-1918) ; ils sont aussi les premiers à émigrer en métropole, à partir du début du XXe siècle, en grande majorité des Kabyles ; ils bénéficient de la protection consulaire française à l’étranger, y compris pendant le pèlerinage annuel à La Mecque, où la France a fini par acheter des bateaux pour les transporter et des hôtels pour les héberger (8) ; ils sont enfin associés à la conquête de la Tunisie et surtout du Maroc, où 80 000 d’entre eux s’installent, pratiquant de nombreuses fonctions d’intermédiaires entre Français et Marocains, mais aussi le métier des armes, l’administration et le commerce.

Il en va différemment en Algérie, où l’indigénat est la condition ordinaire des musulmans depuis 1883. Sujets français, les musulmans d’Algérie sont seuls dans cette condition juridique depuis le décret Crémieux de 1870, qui fait entrer les juifs d’Algérie dans la citoyenneté. À partir de 1881-1883, les musulmans d’Algérie sont soumis au Code de l’indigénat qui vise à les maintenir dans leur condition et à leur place afin d’éviter tout désordre et toute mobilité : le principe général est celui de l’autorisation administrative préalable. Les musulmans sont soumis au Code pénal ordinaire, mais nombre de dispositions et de règlements se surimposent : toute manifestation, réunion religieuse, familiale ou professionnelle, politique ou associative, tout déplacement doivent être signalés de manière préalable à l’administration. Le régime de l’autorisation administrative préalable est sanctionné, en cas de non-respect, par des peines et amendes exorbitantes du droit commun.

En dépit de multiples dénonciations, de revendications et de promesses d’émancipation, le Code de l’indigénat reste en place jusqu’en 1945, mais il n’est que partiellement démantelé entre cette date et l’indépendance (9). Autorisation, surveillance, droit de vote limité en nombre et circonscrit sont la règle. Quant à l’islam, il est surveillé comme le lait sur le feu par l’administration coloniale. Dans les villes d’Algérie s’est mis en place au fil du temps un islam institutionnel que contrôle le gouvernement général d’Alger avec ses multiples services administratifs et de sécurité. Quelque 400 imams et personnels cultuels desservent les mosquées urbaines, avec un statut de quasi-fonctionnaires, sauf qu’ils peuvent être révoqués à la moindre incartade. Les prêches des mosquées sont écrits et corrigés à Alger, de sorte que cet islam des mosquées est inféodé au pouvoir colonial.

Dans les campagnes d’Algérie, où vit l’immense majorité des musulmans d’Algérie, souvent très loin des Européens, l’islam dominant est confrérique, aussi appelé maraboutique ou soufi. Cet islam rural est perçu par les autorités coloniales comme la principale menace pesant sur la colonie, de sorte que les familles maraboutiques et autres chefferies religieuses ont été peu à peu amadouées, surveillées et corrompues. Pour les empêcher de nuire et de se révolter en entraînant leurs adeptes, ces notables religieux ont des privilèges exorbitants en milieu indigène : ils lèvent l’impôt au nom de la France, et se servent au passage ; ils bénéficient de privilèges judiciaires ; ils sont dotés de terres et possèdent plusieurs parmi les plus grands domaines privés d’Algérie ; ils bénéficient de décorations et de fonctions de notabilité, notamment dans les assemblées d’Algérie. Ces redoutables chefs religieux sont devenus au fil du temps des « béni-oui-oui », que les renseignements coloniaux continuent de redouter jusqu’après 1945.

Pourtant, depuis 1931, un troisième islam émerge en Algérie. Né en Égypte à la fin du XIXe siècle, le salafisme, alias le réformisme musulman, est officiellement implanté en Algérie depuis la création de l’Association des oulémas musulmans d’Algérie (AOMA) (10). Les autorités coloniales voient d’un bon œil cet islam réformé qu’elles comparent au protestantisme, et dont elles estiment qu’il va tenir en échec les marabouts (effectivement désignés comme ennemis principaux des islamistes). Après 1945, l’AOMA réclame la laïcité pour les musulmans d’Algérie pour les libérer de la tutelle administrative. L’incompréhension du phénomène par les autorités coloniales permet son extension, la multiplication de ses écoles libres arabophones, alors que cet islam nouveau porte en lui une menace mortelle sur la situation coloniale. C’est ce que la France devait découvrir à son insu durant la guerre d’Algérie (1954-1962), au cours de laquelle le salafisme conquiert des positions idéologiques et politiques toujours plus importantes au sein du Front de libération nationale (FLN) et de la société algérienne.

Notes

(1) Lucette Valensi, Le Maghreb avant la prise d’Alger, 1790-1830, Flammarion, 1969.

(2) Jacques Frémeaux, La conquête de l’Algérie : La dernière campagne d’Abd el-Kader, CNRS Éditions, 2016.

(3) Karima Dirèche, « Les Pères blancs ou la Société des missionnaires d’Afrique », in Salem Chaker (dir.), Dictionnaire biographique de la Kabylie, Ina-Yas/Edisud, 2003.

(4) Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume arabe : La politique algérienne de Napoléon III, 1861-1870, SNED, 1977.

(5) Gilbert Meynier, L’Algérie révélée : La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Droz, 1981.

(6) Jacques Frémeaux, Les colonies dans la Grande Guerre : Combats et épreuves des peuples d’outre-mer, Éditions 14-18, 2006.

(7) Gilles Ferragu et Florian Michel (dir.), Diplomatie et religion : Au cœur de l’action culturelle de la France au XXe siècle, Publications de la Sorbonne, 2016.

(8) Luc Chantre, Le pèlerinage à La Mecque à l’époque coloniale (v. 1866-1940) : France - Grande-Bretagne - Italie, Thèse d’histoire soutenue à l’université de Poitiers en 2012.

(9) Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, 1830-1962, La Découverte, 2014.

(10) Ali Mérad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940. Essai d’histoire religieuse et sociale, Mouton & Co, 1967.

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°34, « France : le retour d’une « politique arabe » ? », avril-juin 2017.

Légende de la photo ci-dessus : Parue dans L’Illustration en 1860, cette gravure montre l’arrivée de l’empereur Napoléon III (1852-1870) à Alger. © Shutterstock/Marzolino

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