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Guerre civile en Birmanie : la transition démocratique dans l’impasse identitaire

Les exactions commises ces dernières années contre les musulmans de Birmanie (Myanmar) sont indissociables d’un contexte géopolitique plus global, à la fois civilisationnel et économique.

Rappelons tout d’abord que la frontière entre la Thaïlande et la Malaisie, d’une part, et celle entre le Bangladesh et la Birmanie, d’autre part, ont toutes deux en commun la rencontre du bouddhisme et de l’islam ; la première est marquée depuis des décennies par des conflits récurrents mais de portée encore locale, au contraire de la seconde où le carrefour des échanges trans-nationaux et trans-culturels avait jusqu’alors plutôt bien fonctionné. Paradoxalement, mais de façon significative, c’est pourtant là que se porte une vague antimusulmane d’une violence sans précédent.

Ajoutons que c’est dans le sillage des corridors de développement de l’ASEAN Economic Community que voient le jour en Birmanie plusieurs zones économiques spéciales (ZES), au nombre desquelles la région de Kyaukpyu, dans le golfe du Bengale. Il se trouve que le projet de pipeline reliant le golfe du Bengale au Sud de la Chine traverse le territoire que sont contraints de fuir les musulmans d’Arakan – mauvaises personnes au mauvais endroit au mauvais moment –, l’armée birmane bénéficiant du soutien non dissimulé de Pékin.

Si les enjeux géopolitiques constituent un terreau favorable à la situation actuelle, celle-ci s’abreuve toutefois allègrement au puits sans fond que constituent les structures politiques de la Birmanie contemporaine et dans lequel puisa des décennies durant la junte au pouvoir pour alimenter son rapport conflictuel aux minorités. Aujourd’hui, l’armée, qui détient les ministères clés du gouvernement civil ainsi qu’une minorité de blocage au Parlement, poursuit dans cette voie. Depuis 1948, date de l’indépendance de la Birmanie, tout concourt – des textes constitutionnels aux lois de citoyenneté en passant par le projet fédéral – à la construction d’un État ethnique et, en conséquence, à l’impasse identitaire contre laquelle vient immanquablement buter la transition démocratique.

Un découpage ethnique à la source du conflit

Soixante-dix ans séparent la tenue des conférences de Panglong – du nom d’une ville dans l’État Shan, dans le Nord-Est de la Birmanie – de 2017 et de 1947 ; sept décennies correspondant à autant d’années de guerre civile. Le découpage du pays sur une base ethnique en constitue le fil rouge. Rouge sang, comme le rappellent, s’il le fallait, les pogromes anti-musulmans qui frappèrent le pays de part en part au lendemain de l’instauration d’un régime civil issu de ses rangs en 2012, puis le flot de réfugiés vers le Bangladesh depuis les élections de 2015, ou encore l’assassinat du constitutionnaliste musulman U Koni en janvier 2017 à l’aéroport de Yangon. Arbre qui cache la forêt, cette déferlante xénophobe anti-musulmane tend à faire oublier la reprise des hostilités entre minorités ethniques et pouvoir central birman qui jalonnent pourtant sans discontinuer la transition démocratique.

S’inscrivant dans le sillage immédiat du traité de Panglong, la Constitution de 1947 fixa le cadre juridique de l’Union de Birmanie indépendante, condition nécessaire mais non suffisante à l’émergence d’un État de droit. À la déclaration d’indépendance, en 1948, répondit l’assassinat du général Aung San, père de Aung San Suu Kyi, en lien direct avec la montée des premiers nationalismes et la promesse d’autonomie/indépendance faite aux minorités tels les Karen, qui constituent à la frontière birmano-thaïe l’une des plus anciennes forces armées d’opposition. Au coup d’État militaire de 1962 firent pareillement écho la centralisation et la militarisation des structures politiques des minorités ethniques dans les hautes terres de Birmanie, au nombre desquelles la Kachin Independance Organization (KIO) et son bras armé, la Kachin Independance Army (KIA) ; et les élections de 2012 entrainèrent pareillement dans leur sillage un regain de tension entre minorités et pouvoir central.

De telles formations bipolaires – ethniques et militaires – sont devenues la norme, jusqu’à dessiner un patchwork assez indescriptible d’acronymes, d’alliances et de contre-alliances, imbroglio caricatural qui prêterait à sourire, sans les enjeux politiques et les drames humains qui en découlent. Les récents pourparlers de paix ont ainsi pour acteurs principaux les trois formations de la Pangkham Alliance (1), les cinq formations de la Northern Alliance (2), les neuf formations de la Wa-led Alliance (3) et les huit formations de l’Ethnic Armed Organization (EAOs) (4), elles-mêmes s’opposant aux neuf formations du Nationwide Ceasefire Agreement (NCA) (5), lesquelles ont pour la plupart intégré le United Nationalities Federal Council (UNFC) (6). La liste n’est ni limitative, ni figée. Et dans bien des cas, la dimension religieuse vient s’accoler à la dimension ethnique – entre par exemple dans cette catégorie la très influente Kachin Baptist Convention (KBC), pour ne mentionner qu’elle. C’est peu dire qu’en contribuant chacune au renforcement du découpage ethnique du pays, les trois Constitutions de 2008, de 1974 et de 1947 développèrent les germes conflictuels contre lesquels vient buter la transition démocratique en cours.

Aux quatre États ethniques de 1947, succédèrent en 1974 sept États ethniques, auxquels vinrent s’ajouter dans le traité constitutionnel de 2008 six Régions auto-administrées sur une base ethnique : Naga à la frontière indienne ; Danu, Pao et Palaung au centre de l’État Shan ; Kokang et Wa à la frontière chinoise (articles 55 et 56 de la Constitution). La Constitution de 2008 stipule par ailleurs que les minorités ethniques comptant plus de 60 000 individus et dont la représentation est supérieure à 0,1 % de la population totale dans un État donné ont droit à une représentation parlementaire (article 161a/b de la Constitution). Au total, pas moins de 29 nouveaux sièges ont ainsi été attribués en 2008. Depuis 1947, la tendance va donc clairement dans le sens d’un renforcement du découpage administratif du pays sur une base communautaire. La dispute autour de l’ethnonyme Rohingya constitue l’un des derniers avatars de cette logique essentialiste dans laquelle n’en finit pas de s’enliser la Birmanie.

La question de la citoyenneté

L’orientation essentialiste des Constitutions est à recouper avec les recensements successifs sur lesquels repose la loi de citoyenneté. À quelques aménagements près, les critères utilisés lors du recensement de 2012 sont identiques à ceux de 1982 sur lesquels repose toujours la loi de citoyenneté, qui elle-même s’inscrit dans la droite ligne du recensement de 1931. Le maitre-d’œuvre de ce dernier, J. J. Bennison, s’essaya à dresser une « carte ethnique ». Bien qu’il ait lui-même émis des réserves quant à la fiabilité d’une telle représentation, 15 groupes principaux et 135 sous-groupes émergèrent pour la première fois. C’est ce même nombre de 135 groupes ethniques que l’on retrouve dans le recensement de 2014. C’est donc à une vraie logique comptable et taxonomique à laquelle nous conduit l’approche essentialiste de la Birmanie contemporaine. Les lois de citoyenneté successives se sont inscrites par la suite dans la continuité directe de cette approche.

La loi de citoyenneté de 1982 définit aujourd’hui encore le processus de délivrance des cartes d’identité. Elle distingue trois catégories de citoyens :
• Sont considérées comme « citoyens à part entière » – Naing-ngan Ta en birman, Full Citizen en anglais – les personnes à même de prouver qu’elles sont les descendants directs de parents établis en Birmanie avant 1823 – année précédant la première vague de colonisation britannique en Basse-Birmanie.
• Sont considérées comme « citoyens invités » – E Naing-ngan Ta en birman, Associate Citizen en anglais – les personnes ayant acquis la citoyenneté birmane en 1948 – année de l’indépendance.
• Sont considérées comme « citoyens naturalisés » – Naing-gnan Ta Pyu Kwin en birman, Naturalized Citizen en anglais – les personnes qui vivaient en Birmanie avant le 4 janvier 1948 et demandèrent la citoyenneté après 1982.

Ladite loi précise que toute personne non reconnue dans l’une ou l’autre de ces trois catégories est considérée comme « étrangère au pays » – Naing-ngan Khya ou « Other » –, vocable sans dénomination aucune, mais véritable machine à produire des apatrides. C’est la raison pour laquelle le recensement de 2012 a généré des craintes auprès des communautés quelles qu’elles soient, dès lors qu’elles ne bénéficiaient pas de reconnaissance officielle – et elles sont nombreuses. Ce fut le cas en particulier des musulmans, qui émirent d’importantes réserves au point, pour certains d’entre eux – par exemple les Birmans musulmans d’origine chinoise, connus sous le nom de Panthay –, de songer à élaborer leur propre recensement. Le seul fait d’être musulman leur interdit la reconnaissance chinoise de leur origine, tant il est vrai, contre l’évidence, qu’être musulman c’est nécessairement être indien : la mention « Myanmar Indian » apparait ainsi sur la carte d’identité des plus jeunes. La substitution des trois types de citoyenneté par une citoyenneté unique est à juste titre l’une des recommandations majeures du rapport que Kofi Annan remit en 2017 à Aung San Suu Kyi.

Le nationalisme bouddhique

C’est dans ce contexte institutionnel qu’a pris forme la Birmanie contemporaine et que s’est développé, au lendemain des élections de 2015, un mouvement nationaliste d’obédience bouddhique. Le nationalisme bouddhique n’est pas chose nouvelle. Il se développa dans les années 1930 avec la création de la Young Men’s Buddhist Association (YMBA) pour se libérer du joug colonial. On retrouva les bonzes aux premières loges du soulèvement populaire de 1988 et des élections confisquées de 1990, contre la junte militaire cette fois ; puis de nouveau en 2007, lors de la « révolution safran », au cours de laquelle les bonzes retournèrent leur bol à aumône, geste symbolique s’il en est, marquant la rupture du rapport don/contre-don qui structure toute société bouddhique et véritable défi lancé aux généraux.

Les élections de 2015 changèrent la donne au sens où une autonomie tacite mais effective s’établit entre pouvoir central et communauté bouddhique, instaurant en quelque sorte une séparation entre le politique et le spirituel. Ce qui s’avéra être une perte de repères pour une frange de la communauté bouddhique prit rapidement la forme d’un mouvement nationaliste d’un genre nouveau, connu sous le nom de Mabhata (7). Le bonze Wirathu en devint l’un des chefs de file, entrainant d’autant plus facilement dans son sillage la population que celle-ci se reconnait volontiers dans l’appellation de « donateurs » par laquelle les bonzes s’adressent aux laïcs.

Sa nature résolument xénophobe et islamophobe mise à part, ce mouvement s’inscrit d’une certaine manière dans la continuité, mais sous une forme inédite, consistant à faire du sangha – seule communauté réellement structurée s’appuyant sur un réseau national – le porte-parole de la société civile. De même que la communauté bouddhique comprit dans ses rangs quelques-uns des principaux chefs de file de la dynamique anticoloniale, les mouvements de révolte ayant sporadiquement opposé ces dernières décennies la population à la junte furent régulièrement emmenés par des bonzes. La légitimité dont tentaient de s’investir les généraux était double : d’une part dans la relation entrenue à grands renforts de dons prestigieux et de diplômes honorifiques par les généraux à l’égard du sangha, d’autre part dans la relation de la junte aux minorités en s’affirmant comme défenseurs de l’unité de la nation.

L’État-nation face au piège identitaire

Les musulmans sortirent quasi naturellement de cette boite de Pandore que sont les « Autres », cette catégorie d’ennemis potentiels que sont tour à tour ou simultanément au gré des circonstances les Occidentaux, les minorités quelles qu’elles soient, incluant les bonzes rebelles rabaissés à la mondanité de tout un chacun, et bien sûr les musulmans. Ceux-ci constituèrent une cible d’autant plus consensuelle qu’ils sont historiquement englobés, par tacite reconduction pourrions-nous dire, dans la catégorie kala, terme péjoratif s’il en est, désormais formaté à leur intention expresse. En stigmatisant la communauté musulmane en général, et les musulmans d’Arakan plus spécifiquement, une frange nationaliste et xénophobe du sangha, minoritaire mais ô combien symbolique et influente, entraina dans son sillage une part croissante de la société birmane. La grande différence par rapport aux précédents mouvements populaires est que cette fronde emmenée par les bonzes n’est plus tournée contre un pouvoir central colonial ou militaire oppressif, mais qu’elle se porte cette fois contre une communauté issue de la société civile.

Ce qui pose question n’est certes pas la légitimité, ni même la place de chacun des acteurs au sein du processus démocratique en cours. Ce qui s’avère problématique dans le contexte birman pré- et post-dictature est l’impossibilité de concevoir un État intégrateur, à la fois libéré des intérêts particuliers et respectueux des libertés. Et c’est bien là que réside toute la difficulté de ne plus conditionner l’émergence d’un État-nation à ses communautarismes ethniques et religieux. En Birmanie, la séparation du politique et du religieux d’une part, du politique et du culturel d’autre part, reste à faire. Les royautés birmanes se pensaient de royaume à royaume sur une base territoriale – le royaume de Pagan dans son rapport au royaume d’Ayuthaya par exemple ; à l’époque contemporaine, la vraie rupture fut d’établir un distinguo entre d’un côté les sept divisions administratives du delta et de la plaine rizicole de l’Irrawaddy sur une base toponymique (divisions de Mandalay, de Yangon, de Sagaing, etc.), et, de l’autre, les sept États ethniques (Chin, Kachin, Shan, etc.). Le piège identitaire poursuit depuis lors son œuvre destructrice.

Tant que la logique du traité de Panglong de 1947 et des affres qui s’ensuivirent – 70 années de guerre civile tout de même – resteront la référence, le projet de fédération sur une même base ethnique butera lui-même sur la porosité de ses fondations. Dans le contexte actuel, lorsque finira par prendre fin le drame humanitaire frappant les musulmans d’Arakan, dans ce système mobilisant les antagonismes, il est légitime de se demander vers quelle nouvelle cible se reportera le conflit communauriste. À l’instar des musulmans établis dans le reste du pays, les minorités chrétiennes restent prudemment silencieuses, se sachant une cible potentielle. « Se libérer de la peur » (8), c’est aussi et surtout s’émanciper du piège identitaire, par définition exclusif et conflictuel, au profit d’un État-nation intégrateur et respectueux de la diversité linguistique, culturelle et religieuse ; « se libérer de la peur », c’est se libérer du joug de l’altérité au profit d’une « intérité » (9) cosmopolite porteuse d’un projet collectif endossé par tous. En Birmanie, sans doute plus qu’ailleurs – aucun autre État voisin de la Birmanie n’a en tous les cas suivi cette voie ethnicisante –, la reconnaissance de la condition cosmopolite est existentielle et gage de l’émergence d’un État pacifié et pérenne.

Birmanie, entre guerre civile et crise identitaire
<strong>Birmanie</strong>
Chef de l’État
Htin Kyaw
(depuis le 30 mars 2016)

Superficie
676 578 km2
(41e rang mondial)

Capitale : Naypyidaw

Population
55 millions d’habitants

Religion
Bouddhistes (87,9 %),
chrétiens (6,2 %),
musulmans (4,3 %).

Le conflit

Intensité
Niveau 4 (guerre limitée)

Objet
Prédominance sous-nationale, autonomie, ressources

Parties au conflit
Rohingya bouddhistes gouvernement ;
KIA, KIO gouvernement ; 
TNLA gouvernement.

Durée : Depuis 1961 et 2012

Victimes
Absence d’informations concernant le nombre de morts. Environ 580 000 personnes ont fui la Birmanie depuis aout 2017

Autres conflits
Dans le pays : 10

Notes

(1) Pangkham Alliance = Kokang + Ta’ang + Arakan.

(2) Northern Alliance = UNFC (United Nationalities Federal Council) + AA (Arakan Army) + KIA (Kachin Independence Army) + MNDAA (Myanmar National Democratic Alliance Army, connue aussi sous le nom de Myanmar Nationalities Democratic Alliance Army ou encore de Kokang Army) + TNLA (Ta’ang National Liberation Army).

(3) Emmenée par la United Wa State Army (UWSA), la Wa-Led Alliance se compose de la Wa State Army (UWSA) et des huit formations de l’Ethnic Armed Organizations (EAOs) : Karen National Union (KNU), Chin National Front (CNF), Democratic Karen Benevolent Army (DKBA), Karen National Liberation Army – Peace Council (KNLA-PC), Restoration Council of Shan State/Shan State Army (RCSS/SSA), Pa Oh National Liberation Organization (PNLO), Arakan Liberation Party (ALP), et All Burma’s Students Democratic Front (ABSDF).

(4) Voir note précédente.

(5) Le Nationwide Ceasefire Agreement (NCA) comprend les huit EAOs et le gouvernement birman.

(6) United Nationalities Federal Council (UNFC) = une coalition de cinq groupes d’opposition (contre 11 avant 2011) composés de AA, KIA, Lahu Democratic Union, TNLA et Wa National, dont la branche armée est la Federal Union Army (FUA).

(7) Mabhata : acronyme combinant les termes « lu-myo », que d’aucuns traduisent malencontreusement par « race », « bhadayé », articulant le religieux et le culturel dans la dimension « mondaine » du bouddhisme, et « Tatana » au sens de Religion avec un grand « R » pour désigner le bouddhisme dans sa dimension « supramondaine ».

(8) Titre d’un ouvrage d’Aung San Suu Kyi (Éditions des Femmes, 1991), NdlR.

(9) J. Demorgon, Critique de l’interculturel (Economica/Anthropos, 2005 : 3sq.). L’auteur oppose « l’intérité humaine » à l’interculturel factuel et conflictuel.

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°42, « L’état des conflits », juin-juillet 2018.

Légende de la photo ci-dessus : Camp de réfugiés rohingyas dans le district de Cox’s Bazar, dans le Sud du Bangladesh. Le pays accueillait en octobre dernier 1,2 million de Rohingyas, dont 900 000 réfugiés. (© EU/ECHO)

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