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La puissance navale : modèles d’hier et problèmes d’aujourd’hui

Ces vingt dernières années ont montré la montée en puissance quantitative et qualitative de plusieurs pays de la zone Asie-­Pacifique. Existe-t‑il une analogie historique pertinente permettant d’appréhender la situation ?

Martin Motte : Le précédent qui me semble le plus parlant pour comprendre l’actuelle donne asiatique est celui de l’Europe entre 1880 et 1914. Dans les deux cas, en effet, on passe d’une situation navale verrouillée depuis longtemps à un jeu beaucoup plus ouvert et instable.

L’Europe de 1880 se caractérisait par la prééminence de la Royal Navy, suivie d’assez loin par la marine française ; les autres flottes étaient nettement en arrière par leur tonnage et plus encore par leurs caractéristiques. En 1914, au contraire, la flotte allemande s’est hissée au deuxième rang européen par le tonnage et au premier rang en matière technologique ; la flotte française, reléguée au troisième rang, était talonnée par la flotte italienne ; l’Autriche-­Hongrie et la Russie possédaient désormais des moyens hauturiers. Cette nouvelle hiérarchie résultait d’une course aux armements dans laquelle le programme naval d’un pays A tourné contre un pays B pouvait inquiéter un pays C et l’inciter à surenchérir… C’est une dynamique analogue qui est à l’œuvre de nos jours en Asie-­Pacifique. En 1945, l’US Navy y exerçait une domination sans partage. Le décollage spectaculaire de la marine chinoise, mais aussi la résurrection de la marine japonaise et l’émergence d’autres acteurs régionaux ont largement modifié le paysage stratégique.

Au sein de cette analogie globale, il existe des ressemblances fascinantes entre la Chine actuelle et l’Allemagne wilhelmienne, deux puissances à dominante continentale, mais qui ont connu par le passé de brillants succès maritimes et entendent bien retrouver leur place sur les océans. J’ai signalé ces ressemblances dès 1996 dans un article du Trimestre du monde ; elles n’ont cessé de s’accentuer depuis lors. Lorsque Guillaume II est monté sur le trône en 1888, le Reich n’alignait qu’une petite flotte de garde-­côtes hiérarchiquement rattachée à l’armée de terre et dont les amiraux eux-­mêmes étaient des généraux « navalisés ». Mais le Kaiser, appuyé par les nouvelles élites industrielles et commerçantes d’une Allemagne en plein essor, entendait mener une « politique mondiale » (Weltpolitik). Il lui fallut pour cela une grande marine de commerce, à l’image de la Hanse germanique, principal opérateur du trafic nord-européen entre le XIIe et le XVIIe siècle, et des escadres hauturières pour la protéger.

Dès 1889, le Kaiser affranchit l’Amirauté de sa subordination à l’armée de terre et relança les crédits navals, de plus en plus orientés vers la construction de navires hauturiers. En 1890, il acquit l’île de Heligoland, un bloc de calcaire rongé par la mer du Nord, mais qui avait l’inappréciable avantage de couvrir les approches du littoral allemand. Il la fit bétonner, il y installa de l’artillerie lourde, un arsenal souterrain, un port capable d’accueillir des torpilleurs, des U‑Boote et des croiseurs ; bref, il en fit une forteresse transformant la « baie allemande » en sanctuaire. En 1892, il nomma Tirpitz chef d’état-­major de sa flotte : ce dernier se fixait pour horizon de pouvoir gagner une bataille décisive contre la Royal Navy et devint l’un des hommes forts du régime. En 1895, d’autre part, Guillaume II inaugura le canal de Kiel, qui assurait au commerce et aux escadres allemandes une voie de communication sécurisée entre la mer du Nord et la Baltique. Outre le gain de temps, cela les affranchissait d’une possible fermeture des détroits danois, plus ou moins contrôlés à distance par la diplomatie britannique.

Comme l’Allemagne wilhelmienne, la Chine actuelle connaît une spectaculaire ouverture au monde grâce aux réformes impulsées par Deng Xiaoping à partir de 1979, qui ont entraîné une maritimisation économique et, corrélativement, militaire. Comme l’Allemagne wilhelmienne encore, elle est hantée par le souvenir de ses gloires maritimes passées, puisqu’elle domina les mers d’Asie entre le Xe et le XVe siècle. De même que les Allemands d’hier célébraient le souvenir de la Hanse, la Chine d’aujourd’hui magnifie celui de l’amiral Zheng He, qui conduisit sept expéditions maritimes de 1405 à 1433 et atteignit les côtes de l’Afrique orientale : en 2005, le 600e anniversaire de sa première mission a notamment donné lieu à l’ouverture d’un parc à thème dans le port de Nankin.

Mais le plus frappant est le parallélisme des deux stratégies navales. La sanctuarisation de la « baie allemande » par le bétonnage de Heligoland a pour pendant celle de la mer de Chine méridionale par le bétonnage des moindres récifs permettant d’y établir des points d’appui. Au rôle de Tirpitz répond d’autre part celui de Liu Huaqing, qui commanda la flotte chinoise de 1982 à 1988 avant de siéger au Comité permanent du bureau politique, instance suprême du Parti communiste : comme son homologue allemand, il impulsa le passage d’une flotte de défense côtière à une flotte hauturière. Quant au canal de Kiel, il annonce le projet chinois de percement de l’isthme de Kra, en Thaïlande, qui éviterait aux navires allant de l’océan Indien aux mers de Chine de transiter par Singapour. Toutefois, le relief complique la réalisation de cette entreprise, qui ne verra peut-être pas le jour.

Il y a d’autres analogies. La création d’une grande marine n’a pas empêché l’Allemagne wilhelmienne de se lancer dans la construction d’une voie ferrée transcontinentale, le fameux Bagdadbahn ou Hambourg-­Bassora, moyen de rayonnement commercial en temps de paix, mais aussi voie d’approvisionnement invulnérable au sea power britannique en temps de guerre. De même, la Chine actuelle double son projet de « nouvelle route maritime de la soie » par le développement d’une « nouvelle route terrestre de la soie » dont l’ouverture d’une liaison ferroviaire directe entre Yiwu et Londres, en janvier 2017, marque un premier succès. On pourrait aussi comparer les investissements extérieurs et les diasporas allemandes d’avant 1914 aux investissements et diasporas chinois actuels : dans les deux cas, on a affaire à un réseau cohérent, dont les bénéfices en termes commerciaux, diplomatiques et de renseignement constituent un grand atout.

Il ne s’agit bien sûr pas de majorer les analogies pour en déduire que l’Extrême-­Orient sera tôt ou tard l’épicentre d’une nouvelle guerre mondiale. Chaque cas de figure est différent des autres et le passé n’est pas fatalement appelé à se reproduire. Dans l’Allemagne wilhelmienne par exemple, les militaires étaient mal contrôlés par le pouvoir ; la politique étrangère était tirée à hue et à dia par l’armée et la marine, d’où son aventurisme. Tel n’est pas le cas dans la Chine actuelle : le pouvoir contrôle l’armée, à laquelle la flotte est théoriquement subordonnée, comme l’indique son nom de « Marine de l’Armée populaire de Libération ».

Différence plus sensible encore, la mer n’était qu’une route commerciale au début du XXe siècle : elle l’est toujours aujourd’hui, mais est par surcroît devenue un espace d’extraction pétrolière et gazière, en attendant l’exploitation d’autres ressources : métaux rares, algues, etc. Ce point n’est toutefois pas rassurant, puisqu’il aiguise les convoitises dont les fonds marins font l’objet… Si le pire n’est nullement certain, on ne peut donc l’exclure a priori.

Est-il pertinent pour la France de s’investir plus dans les affaires asiatiques ?

On est tenté de répondre « oui » dans l’absolu tant il est évident que l’avenir se joue en grande partie dans cette région. Cependant, une analogie historique incite à tempérer ce premier mouvement : au début du XXe siècle, le Royaume-­Uni alignait la première flotte mondiale, mais la montée du péril allemand ne l’en obligea pas moins à sous-­traiter au Japon la défense de ses intérêts extrême-­orientaux et à la France celle de ses intérêts méditerranéens. On voit donc mal comment l’actuelle flotte française, qui figure certes dans le trio de tête par ses performances opérationnelles, mais est tombée du quatrième au septième rang mondial en tonnage entre 1988 et 2016, pourrait jouer un rôle décisif en Asie-Pacifique.

Du reste, le livre blanc ordonne ainsi les priorités stratégiques : 1) le territoire national, 2) l’Europe et l’espace nord-­atlantique, 3) le voisinage de l’Europe, en gros du Caucase à l’Afrique, 4) le Proche-­Orient et le golfe Arabo-­Persique. Le territoire national inclut bien sûr la Nouvelle-­Calédonie, la Polynésie française, Wallis-­et-­Futuna, mais, fort heureusement, ces îles sont très éloignées de la zone de tensions majeures qu’est la mer de Chine méridionale. Et si le livre blanc précise que la France entend être à la hauteur de ses responsabilités en Asie-Pacifique, cela n’apparaît qu’au cinquième et dernier rang des priorités, sous la rubrique très générale « Contribuer à la paix dans le monde ».

La Marine nationale a, comme les autres armées, fait les frais des deux derniers livres blancs et des lois de programmation militaire les ayant suivis. La question de la « remontée en puissance » est alors devenue un garde-­fou. Mais, historiquement, cette remontée en puissance fonctionne-t‑elle ? N’aboutit-elle pas souvent au « trop peu, trop tard » ?

Ici, l’histoire n’est pas d’un très grand secours, car elle permet d’argumenter dans les deux sens. L’exemple de la Kriegsmarine nationale-­socialiste illustre le « trop peu, trop tard ». Sa remontée en puissance s’était en effet fixé pour horizon la seconde moitié des années 1940 : l’amirauté allemande a donc été prise de court lorsque Londres et Paris ont déclaré la guerre au Reich le 3 septembre 1939, ce qui l’a obligée à privilégier la guerre sous-­marine alors qu’elle avait espéré pouvoir agir à la fois sur la mer, au-­dessus de la mer et sous la mer. À l’inverse, la résurrection de la marine royale après la désastreuse guerre de Sept Ans (1756-1763) put aller jusqu’à son terme, d’où la victoire de la France sur l’Angleterre dans la guerre d’Amérique (1778‑1783).

Pour répondre à votre question, il faudrait donc être Nostradamus ou madame Irma. L’historien, lui, n’a pas les moyens de prévoir avec exactitude la date de la prochaine guerre ; or c’est cela seul qui lui permettrait d’affirmer le caractère trop tardif d’une remontée en puissance. Tout au plus peut-il souligner qu’elle doit idéalement s’insérer dans un processus diplomatique assez contrôlé pour différer le conflit jusqu’à l’achèvement des programmes navals. Ce fut le génie de Vergennes avant la guerre d’Amérique, mais il n’existe en l’occurrence pas de recette miracle. Les relations internationales s’apparentent en effet à une course automobile dérégulée : si bon conducteur que vous soyez, vous ne pouvez pas empêcher un concurrent moins habile de perdre le contrôle de son bolide et de vous rentrer dedans !

Au demeurant, il n’est pas besoin d’être astrologue ni même historien pour constater qu’un pays disposant d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU doit tenir son rang, donc consentir un effort militaire bien supérieur à celui auquel nous nous sommes habitués. On entend souvent dire que ce siège permanent découle de la possession de l’arme atomique. Ce n’est pas faux, mais limitatif, car la stratégie de dissuasion ne joue que dans certains cas très précis alors que la capacité de projection navale et aérienne est constamment sollicitée. La France représente moins de 1 % de la population mondiale, mais elle tient le second rang après les États-Unis en nombre d’opérations extérieures. Autrement dit, la mobilité joue le rôle d’un multiplicateur de puissance : « Si nous sommes cinq fois plus mobiles que l’ennemi, nous pouvons lui tenir tête avec cinq fois moins de forces », écrivait Lawrence d’Arabie. À cet égard, la remontée en puissance de notre marine et, plus généralement, de nos forces militaires semble hautement souhaitable. Il n’est jamais trop tard pour bien faire !

Vous êtes historien de formation, mais aussi stratégiste par la pratique. Que vous inspire la situation mondiale navale actuelle ?

Votre « mais » me gêne, car j’ai toujours abordé la stratégie sous l’angle de l’histoire et vice-versa. Ce sont deux faces d’une même médaille, comme le sous-­entendait déjà Thucydide et comme l’ont expliqué Jomini, Mahan, de Gaulle, notre maître Coutau-­Bégarie et tant d’autres.

Les deux substrats communs de l’histoire et de la stratégie sont la nature humaine et la géographie, dont la relative permanence explique que l’on puisse repérer des analogies d’une époque à l’autre. Mais cette permanence n’est que tendancielle, parce que la nature humaine est plastique et que la géographie évolue avec les techniques de production, de transport, de communication et de combat. Donc, l’histoire comme la stratégie sont un mélange à proportions variables de récurrences et de transformations.

Ce préalable posé, j’en reviens d’abord aux parentés signalées plus haut entre la fin du XIXe siècle et notre époque. Dans les deux cas, nous assistons au passage d’un ordre naval unipolaire – la domination de la Royal Navy puis celle de l’US Navy – à un ordre naval multipolaire. J’y vois une chance pour les puissances moyennes comme la France, car plus le jeu est ouvert, plus elles peuvent s’y faire entendre, à condition toutefois de s’en donner les moyens : dans un tel contexte en effet, « c’est la valeur offensive de notre flotte de combat qui rend notre alliance ou notre neutralité si précieuse », notait en 1885 un stratégiste français anonyme, mais perspicace. Le décollage ultérieur de la flotte allemande lui donna raison, car elle obligea le Royaume-­Uni à se réconcilier avec la France pour préserver l’équilibre européen comme il se conciliait le Japon pour préserver l’équilibre asiatique.

Il en est de même aujourd’hui. Dans un monde unipolaire, notre flotte ne pèserait pas lourd. Dans un monde en voie de multipolarisation, elle contribue puissamment à faire entendre la voix de la France, car les États-Unis ne peuvent faire face seuls à toutes les menaces qui les guettent : ils apprécient donc le renfort ponctuel que représente notre groupe aéronaval, comme on l’a vu lorsque son chef, l’amiral Crignola, a pris le commandement de la Task Force 50 américaine dans les opérations contre Daech (décembre 2015-février 2016). Peu auparavant, Vladimir Poutine avait souhaité une coopération franco-­russe contre les djihadistes du Proche-­Orient : là encore, le groupe aéronaval français était au centre du jeu.

Du côté des différences, la France de 2017 pèse moins lourd que celle de 1914, ne serait-ce que pour des raisons démographiques. Mais son recul est en partie compensé par la transformation de ses institutions : alors que l’anarchie parlementariste de la IIIe République était un handicap majeur pour la diplomatie et la stratégie françaises, la monarchie républicaine de la Ve République est un atout, car elle raccourcit considérablement la chaîne de commandement et permet des actions résolues sous très faible préavis. Aucun autre pays occidental n’aurait pu faire preuve de la réactivité qui a caractérisé la France dans l’opération « Serval » au Mali, à laquelle la Marine a participé à la fois sur le plan logistique et en déployant des avions de patrouille au-­dessus du Sahara.

Mais la différence principale entre les années 1900 et notre époque me semble être liée à la mondialisation, qui favorise l’action de cinquièmes colonnes : si la supériorité de l’Occident réside dans sa capacité à projeter ses forces conventionnelles en territoire ennemi, la supériorité de ses ennemis est leur capacité à recruter des forces irrégulières en Occident ou à les y faire entrer. Leur stratégie consiste à user du terrorisme pour fixer un maximum de soldats occidentaux dans des missions de protection comme « Sentinelle », d’où une attrition des moyens humains et financiers au détriment de l’action extérieure. C’était déjà le cas pendant la guerre d’Algérie, dont on oublie souvent qu’elle se joua en partie dans l’Hexagone avec les attentats commis par le FLN métropolitain…

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 21 juin 2017.

Légende de la photo ci-dessus : Le porte-avions chinois appareille de Qingdao, fin juin. La deuxième unité, modifiée, a été lancée courant avril 2017 en vue d’une admission au service en 2019. Au moins deux autres unités devraient rejoindre la marine de Pékin à terme. (© Xinhua)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°55, NUMÉRO SPÉCIAL UNIVERSITÉ D’ÉTÉ DE LA DÉFENSE 2017, « Défense de la France : un quinquennat déterminant », août-septembre 2017.
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