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L’intelligence artificielle comme facteur de puissance internationale

Une lutte mondiale pour l’intelligence artificielle (IA) s’est engagée dans l’arène internationale. Acteurs privés comme publics en ont bien compris les enjeux et convoitent cette manne. L’IA est ainsi devenue une fin justifiant tous les moyens légitimés par une éthique spécieuse.

La puissance, notion complexe à définir, englobante, polymorphe et souvent subjective, est diverse et repose sur de nombreux facteurs, non seulement diplomatico-militaires, mais aussi économiques, culturels, scientifiques… L’IA a, elle aussi, fait son apparition comme sujet des relations internationales (1) et comme enjeu de puissance dans cette arène où acteurs publics et privés tentent de se tailler la part du lion. Touchant toutes les dimensions de l’activité humaine et ouvrant des potentialités économiques indéniables dans de nombreux secteurs, l’IA est devenue un véritable enjeu stratégique. Ainsi, « la compétition mondiale de l’intelligence artificielle » (2) s’est-elle rapidement lancée, avec pour certains concurrents l’objectif de « devenir le maître du monde », pour reprendre la désormais célèbre formule du président russe, Vladimir Poutine (3).

Des convoitises à la hauteur des gains potentiels

Il suffit de quelques chiffres pour comprendre et prendre la mesure des enjeux économiques de l’IA. Le nombre d’organisations en déployant a augmenté de 270 % dans les quatre dernières années (4) ; en 2022, les dépenses globales en IA devraient atteindre 79,2 milliards de dollars (Md$) (5) ; l’IA pourrait compter pour 15 700 Md$ dans l’économie mondiale en 2030 (6) ; le marché est évalué à 190,61 Md$ pour 2025 (7) et à 202,57 Md$ l’année suivante (8) ; en 2021, 80 % des technologies émergentes reposeront sur l’IA (9).

Ce ne sont là que quelques exemples qui peuvent être déclinés dans de nombreux secteurs où l’IA est désormais fondamentale. Ainsi, de nombreux pays se sont fixé pour objectif, qui de devenir leader dans le domaine, qui de développer un marché de niche, qui de se spécialiser dans un secteur spécifique, mais tous de profiter autant que faire se peut de cette manne.
Une compétition entre géants

Faisant la course en tête, les États-Unis et la Chine se détachent clairement du peloton. Si les États-Unis dominent toujours, pour le moment, la Chine a annoncé clairement son intention d’« atteindre un niveau de leader mondial » en théories, technologies et applications de l’IA, et de « devenir le principal centre d’innovation en intelligence artificielle dans le monde » à l’horizon 2030 (10). Au regard des prévisions consignées dans ce document concernant le poids de l’industrie mondiale directement liée à l’IA, évalué à plus de 57 Md$ en 2025 et à 7 000 Md$ en 2030, il est évident que Pékin voit dans ce marché des potentialités suffisamment importantes pour justifier une stratégie agressive et un soutien assumé aux acteurs privés. Avec une dotation de 22 Md$ en 2017, et une projection de budget de 59 Md$ en 2025, la Chine pourrait, selon PwC, voir son PIB faire un bond de 26 % d’ici à 2030 et devenir le premier bénéficiaire du marché de l’IA (11).

Les États-Unis, quant à eux, perdent du terrain. En dépit de l’ordre exécutif du 11 février 2019 sur le « maintien du leadership américain en matière d’intelligence artificielle », ils souffrent d’un manque criant de stratégie globale et d’une faiblesse relative en matière d’investissements : dès 2017, ceux-ci ne représentaient déjà plus que 38 % des 15,2 milliards investis dans le monde, contre 48 % pour Pékin (12). Cependant, les États-Unis conservent de nombreux avantages tant structurels qu’en termes de qualité des travaux de recherche. D’autre part, ils bénéficient d’une activité de recherche et développement (R&D) privée supérieure à celle de la Chine. Avec 12 des 20 premières sociétés de logiciels et services informatiques sur leur sol, la R&D leur permet de maintenir leur domination. Cela n’empêche pas l’administration américaine de s’inquiéter, à juste titre, des avancées chinoises, dans lesquelles elle perçoit un risque pour leur sécurité nationale, voire pour l’équilibre du monde.
De sérieux concurrents

À la suite de ces deux géants, 52 pays se sont engagés dans la course (13), dont 24 ont publié des stratégies nationales établissant des plans de financements, de recherches ou de partenariats afin de gagner des parts de marché (14).

Si le Royaume-Uni, le Canada, l’Allemagne et la France sont à la traîne, ils affichent néanmoins sans complexe leurs ambitions. En étant le premier pays à élaborer une stratégie en matière d’IA (15), le Canada se positionnait clairement comme un acteur dynamique et désireux de peser dans le domaine. Grâce à une politique ambitieuse de création et de financement de programmes de recherche, il s’impose d’ailleurs comme incontournable dans la réflexion sur l’IA, notamment dans le domaine de l’éthique. De son côté, Paris voit dans l’IA à la fois un moteur économique pour la France et pour l’Europe, et un outil qui lui permettrait de renforcer sa stature diplomatique. À l’image d’autres dirigeants, le président français déclarait au Collège de France, le 29 mars 2018, qu’il voulait que « la France soit l’un des leaders de cette intelligence artificielle ». Cependant, avec un budget annoncé de 665 millions d’euros sur quatre ans (2019-2022) (16) on ne peut que s’inquiéter de l’inadéquation entre l’ambition affichée et les moyens alloués.

Juste derrière, la cohorte des pays qui se sont engagés dans la course est impressionnante, prouvant, s’il en était besoin, que l’IA est devenue un vrai sujet des relations internationales, un enjeu majeur dont chaque pays mesure parfaitement l’importance et anticipe les bénéfices potentiels.

L’importance des acteurs privés

Les États ne sont, bien évidemment, pas les seuls à avoir mesuré les potentialités de l’IA. La compétition internationale inclut les acteurs privés qui viennent soit concurrencer, soit appuyer les politiques publiques. Ainsi, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) américains et les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) chinois sont devenus les représentants d’une lutte à l’IA reposant notamment sur la captation de données. Ces géants du numérique savent que l’accumulation de données permet d’une part de nourrir les algorithmes apprenants (17) et d’autre part d’établir des prévisions comportementales, notamment en matière de consommation, suffisamment précises et ciblées pour s’assurer des revenus croissants.

Pour autant, il ne faudrait pas faire l’erreur de limiter la compétition privée à ces seuls acteurs. Les Licornes (18) et autres start-up de moindre envergure, les industriels de différents secteurs, les petites et moyennes entreprises comme les grandes multinationales se sont engouffrés dans le secteur de l’IA pour développer de nouveaux produits et services et pour optimiser leurs activités et leur rentabilité.

D’autre part, il faut bien garder à l’esprit que public et privé ne sont pas deux sphères hermétiquement isolées l’une de l’autre. Bien au contraire. La sphère privée bénéficie des politiques publiques dynamiques et des investissements massifs, tandis que la sphère publique bénéficie en retour des activités privées en matière de revenu, de création d’emplois, de développement industriel, de défense ou encore de puissance internationale. Ainsi, la Chine investit massivement en soutien à ses entreprises qui, en retour, participent au projet de Pékin de devenir leader mondial dans le domaine. Le volontarisme français, comme celui du Canada ou des Émirats arabes unis, se traduit par des collaborations étroites entre public et privé, afin de gagner non seulement des parts de marché, mais aussi des parts de puissance sur la scène internationale.

La stratégie de la « cosm-éthique »

Dans ce paysage concurrentiel, chaque atout est bon à avancer et l’éthique s’est fait une place comme argument de vente. Ainsi, l’Union européenne, qui vient de publier son livre blanc sur l’intelligence artificielle, a choisi d’adopter une stratégie pour le moins singulière. Dotée de sérieux atouts (marché le plus important au monde en termes de volume, tissu industriel développé et ressources de qualité en matière de recherche et développement), mais accusant un retard qu’il serait absurde de vouloir rattraper face aux deux leaders mondiaux, elle s’est engouffrée dans une voie qu’elle considère comme porteuse et potentiellement exportable : la régulation morale. Cependant, derrière les déclarations d’intention lénifiantes se cache une approche très pragmatique visant à instaurer la confiance dans l’IA afin de pérenniser un marché prometteur et d’en préserver les débouchés. En définitive, l’UE ne fait que draper ses visées de puissance économique derrière un voile de respectabilité morale. Une manière comme une autre de compenser les luttes intestines auxquelles elle est confrontée et, surtout, sa faiblesse dans le domaine, notamment en matière d’investissement. À titre de comparaison, alors que la Commission européenne prévoyait d’investir 1,78 Md$ entre 2018 et 2020, Pékin investissait 1,96 Md$ dans un parc de développement de l’IA et la ville de Tianjin annonçait un budget de 16 Md$ pour « accélérer le développement d’une nouvelle génération de technologies de l’IA » (19).

La Chine n’est pas en reste en matière de « cosm-éthique », mais avec une tout autre logique. Affirmant sans ambiguïté ses ambitions hégémoniques, Pékin cherche surtout à redorer son image sur la scène internationale et ainsi à s’assurer la confiance d’un marché au-delà de ses frontières. L’argument éthique ne traduit plus alors une déclaration de conviction, mais devient un simple outil de communication, masquant des visées de puissance plus terre à terre. Une « cosm-éthique » englobant, d’un côté, le « blanchiment éthique » (ethics washing) entendu comme moyen de substituer une éthique superficielle à toute autre forme de régulation contraignante et, de l’autre, le besoin de rassurer à moindres frais les consommateurs potentiels en donnant un vernis de respectabilité aux acteurs privés et publics développant de l’IA.

L’humain comme moyen au service d’une fin

In fine, c’est l’intelligence naturelle qui paie le prix de cette course à l’IA. Les algorithmes apprenants se repaissent de données massives pour analyser, prédire et influencer les comportements, pour s’emparer de l’intelligence des utilisateurs et les réduire au rang de marionnettes, de simples produits.

De fait, la captation de données personnelles est devenue un secteur stratégique lucratif, qui conduit à des politiques contestables, tant de la part des États que des sociétés privées, profitant de l’absence de cadre normatif. Pour autant, il ne faut pas tomber dans le piège de la victimisation d’utilisateurs soumis à l’appétit de Léviathans publics et privés. Les réseaux sociaux, les achats en ligne, les navigations sur Internet, les échanges de messages et les partages d’images, de vidéos et de documents de toutes natures, contribuent à alimenter l’ogre numérique. L’insouciance, si ce n’est l’inconscience des utilisateurs, ajoutée à un manque de connaissance sur les enjeux liés au partage de données personnelles, participe des nombreuses dérives des industriels et des États au travers de ce que Philippe Vion-Dury qualifie de « nouvelle servitude volontaire » dans son ouvrage éponyme, à commencer par le non-respect de droits considérés par certains comme fondamentaux. La violation de la vie privée et l’exploitation de données privées sans consentement des intéressés suscitent bien évidemment des interrogations sur les conséquences éventuelles et la mise en place possible de ce qu’Olivier Ertzscheid appelle, dans son livre L’appétit des géants, une « algocratie », société du contrôle par les algorithmes.

Les récents développements d’applications permettant de détecter la COVID-19 au travers des téléphones intelligents, le recours aux drones (pour veiller au confinement de la population, par exemple en Espagne et en France), la multiplication des interactions par téléphones ou par ordinateurs interposés favorisent l’accroissement du contrôle social et une collecte de données mal régulée dont l’utilisation future reste obscure, et qui fera de l’humain un moyen au lieu d’une fin.

<strong>L'IA, un marché qui vaut des milliards</strong>

Notes

(1) Emmanuel Goffi, « L’intelligence artificielle : sujet des relations internationales, objet éthique », Esprit RI [blog de l’ILERI], 6 décembre 2019.

(2) Charles Thibout, « La compétition mondiale de l’intelligence artificielle », Pouvoirs, no 170, mars 2019, p. 131-142.

(3) « Celui qui deviendra leader en ce domaine [l’IA] sera le maître du monde », déclaration du président russe devant des étudiants de la ville de Yaroslavl, en Russie, le 1er septembre 2017.

(4) Selon un sondage réalisé auprès des directeurs des systèmes d’information des grandes entreprises mondiales : Andy Rowsell-Jones and Chris Howard, « 2019 CIO Survey: CIOs Have Awoken to the Importance of AI », Gartner Research, 3 janvier 2019.

(5) Marianne Daquila et al., « IDC’s Worldwide Semiannual Artificial Intelligence Systems Spending Guide Taxonomy, 2H18 », IDC — International Data Corporation, août 2019.

(6) « Sizing the prize. What’s the real value of AI for your business and how can you capitalise? », PwC, 2017.

(7) « Artificial Intelligence Market by Offering (Hardware, Software, Services), Technology (Machine Learning, Natural Language Processing, Context-Aware Computing, Computer Vision), End-User Industry, and Geography – Global Forecast to 2025 », Markets and Markets, février 2018.

(8) « Artificial Intelligence (AI) Market Size, Share and Industry Analysis By Component (Hardware, Software, Services), By Technology (Computer Vision, Machine Learning, Natural Language Processing, Others), By Indutry Vertical (BFSI, Healthcare, Manufacturing, Retail, IT & Telecom, Government, Others) and Regional Forecast, 2019-2026 », Fortune Business Insights, Market Research Report, janvier 2020.

(9) Ankush Jain et al., « 100 Data and Analytics Predictions Through 2022 », Gartner Research, 21 mai 2018.

(10) Conseil des Affaires de l’État chinois, « Note du Conseil d’État sur l’impression et la distribution du Plan de développement de la nouvelle génération d’intelligence artificielle », Guofa no 35, 20 juillet 2017.

(11) « Sizing the prize… », op. cit.

(12) « Top AI Trends To Watch In 2018 », CBInsights Research Report, 14 février 2018, p. 5-6.

(13) Alexandra Mousavizadeh et al., « The Global AI Index: the arms race », Tortoise Media, 3 décembre 2019.

(14) Susanne Hupfer, « Capitalizing on the promise of artificial intelligence. Perspectives on AI adoption from around the world », Deloitte Insights, 6 décembre 2019.

(15) Canadian Institute for Advanced Research, « Stratégie pancanadienne en matière d’intelligence artificielle », mars 2017.

(16) Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, « Stratégie nationale de recherche en intelligence artificielle », 28 novembre 2018.

(17) Selon la CNIL, il s’agit des algorithmes qui « ont été conçus de sorte que leur comportement évolue dans le temps, en fonction des données qui leur ont été fournies ».

(18) Terme employé pour désigner une start-up du secteur des nouvelles technologies valorisée à plus d’un milliard de dollars.

(19) Meng Jing, « Tianjin city in China eyes US$16 billion fund for AI work, dwarfing EU’s plan to spend US$1.78 billion », South China Morning Post, 16 mai 2018.

Légende de la photo en première page : Le 30 mai 2019, Vladimir Poutine participe à un événement sur le développement des technologies liées à l’intelligence artificielle. En septembre 2017, le président russe a déclaré, lors d’une conférence sur les nouvelles technologies, que « l’intelligence artificielle représente l’avenir non seulement de la Russie, mais de toute l’humanité », ajoutant que « celui qui deviendra le leader dans ce domaine sera le maître du monde, et qu’il ne serait pas souhaitable que quiconque soit en position de monopole ». (© Kremlin​.ru)

Article paru dans la revue Diplomatie n°104, « Ces guerres que l’Amérique ne gagne plus… », juin-juillet 2020.

Charles Thibout, « La compétition mondiale de l’intelligence artificielle », Pouvoirs, no 170, septembre 2019, p. 131-142.

Une approche très centrée sur la position de la Chine sur la scène internationale en matière d’IA : Kai-Fu Lee, AI Superpowers: China, Silicon Valley, and the New World Order, New York, Houghton Mifflin Harcourt, 2018.

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