Si la consécration du rôle central que Moscou joue de nouveau dans la médiation entre Bakou et Erevan s’accompagne d’un renforcement de sa présence militaire dans le Caucase du Sud, il s’agit d’une avancée périlleuse dont la pérennité est des plus incertaines.
Il est commun d’évoquer la nostalgie de la superpuissance soviétique pour mieux décrire les velléités hégémoniques de Moscou dans son ex-Empire. Que ce soit en Moldavie, en Géorgie et plus que jamais en Ukraine, la présence de l’armée russe relèverait d’une seule et même logique : maintenir les avant-postes stratégiques nécessaires pour prévenir le basculement de sa périphérie dans l’orbite du rival américain. À travers ce prisme, le déploiement d’un tout nouveau contingent de près de 2000 soldats en Azerbaïdjan constituerait pour la Russie une conclusion victorieuse de la deuxième guerre du Nagorny-Karabagh (1). Mais est-ce bien le cas ?
En réalité, Moscou s’était plutôt bien accommodée du résultat de la première guerre de 1988-1994. S’ils l’avaient pu, les Russes auraient sans doute empêché l’Azerbaïdjan de reprendre les combats pour modifier la configuration des rapports de forces, car il était loin d’être acquis qu’une guerre pourrait leur être avantageuse. Considérant l’affirmation croissante des ambitions turques dans la région, les succès diplomatiques récemment obtenus sont fragiles et contingents de l’évolution d’une relation complexe et ambiguë avec Ankara.
1994-2020 : un modus vivendi convenable
Sur les décombres de l’URSS, les milices arméniennes du Haut-Karabagh avaient infligé une défaite humiliante à Bakou, ce qui avait poussé à l’exil plus d’un demi-million d’Azerbaïdjanais et anéanti du même coup leurs idéaux panturquistes. Car la Turquie, qui s’intéressait alors beaucoup à l’intégration européenne, n’avait rien fait pour l’aider, sinon imposer un blocus à l’Arménie. Jouissant de l’aide financière d’une large et influente diaspora et de contacts beaucoup plus étroits avec les officiers de l’ex-armée soviétique encore déployés dans la région, les Arméniens s’étaient retrouvés en meilleure posture pour s’approvisionner en armements et obtenir du soutien logistique. Il faut toutefois rappeler que cette aide était bien plus motivée par les criants besoins d’argent des troupes soviétiques abandonnées à leur sort sur la base de Gumri qu’à un réel soutien au démembrement de l’ex-République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. A posteriori, on dira que la Russie a trouvé son compte dans l’affaiblissement du jeune État, contraint de rééquilibrer vers elle ses relations pour mettre un terme à la débandade militaire et tenter de reconstruire une économie dévastée, mais on oublie que Moscou était alors bien trop préoccupée par ses problèmes internes, notamment en Tchétchénie, pour pouvoir poursuivre activement de grands desseins machiavéliques.
La création en 1997 de l’Organisation pour la démocratie et le développement, connu sous l’acronyme GUAM, formée par la première lettre de ses quatre membres (Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan et Moldavie) a donné en surface l’impression qu’il existait un dénominateur commun entre ces États contraints de demeurer partiellement dans la sphère d’influence russe en raison de leurs problèmes d’intégrité territoriale. Or cette association entre le Haut-Karabagh et les autres États autoproclamés doit être faite avec la plus grande précaution.
Après la chute du président turcophile Aboulfaz Eltchibeï en septembre 1993 et la reprise en main du pays par Heydar Aliyev, ancien secrétaire général du comité central du parti communiste d’Azerbaïdjan (premier et seul musulman à avoir été membre du Politburo), Bakou a tâché de surmonter ses difficultés avec Moscou, notamment en ménageant ses intérêts dans le développement de l’industrie gazière et pétrolière. Il a bien fallu prioritairement sécuriser les voies d’exportation qui passaient alors exclusivement par le territoire russe. Les objectifs poursuivis par le « contrat du siècle » de 1994 signé avec des firmes occidentales ont certes pointé en faveur d’un rapprochement économique vers l’Ouest, mais ils ont été accompagnés d’une ouverture qui a permis au géant russe Lukoil d’accroître progressivement sa participation à l’exploitation des gisements (2). Ce pragmatisme a d’ailleurs facilité la conclusion des accords bilatéraux pour le partage des fonds marins de la Caspienne en 2002. Signe d’une bonne entente entre les deux pays, la Russie a même accepté en 2012 de fermer et de quitter sa station radar de Gabala, dernier vestige d’une présence militaire qui remontait à la conquête du début du XIXe siècle.
Il est certain que l’achèvement de la construction de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan en 2005 a été dommageable pour Moscou, qui aurait bien aimé pouvoir conserver le plus longtemps possible le contrôle des exportations azéries. Or la fatalité des voies de contournement de son territoire s’imposait à l’entendement, et ce même après l’invasion de la Géorgie en 2008, dont l’issue victorieuse pour la Russie ne changeait rien à la nouvelle donne géo-énergétique dans laquelle la Turquie était devenue une voie majeure du transit gazier et pétrolier. Les bénéfices escomptés d’une relation mutuellement avantageuse avec Ankara et Bakou apparaissaient dès lors trop importants pour qu’il soit envisagé d’obstruer ce corridor. Au demeurant, la distanciation progressive des musulmans transcaucasiens ne suscitait pas une forte réaction émotionnelle. L’attachement n’avait rien à voir avec celui envers les Slaves orthodoxes d’Ukraine ou de Moldavie, et la part toujours grandissante des lucratives exportations d’armements représentait sans doute un baume sur le glissement géopolitique qui s’opérait. Sans être idéale, la situation ne convenait pas trop mal au Kremlin.
La périlleuse modification du statu quo
L’insécurité grandissante de la République d’Arménie, dont l’économie et les investissements dans la défense ont augmenté beaucoup plus lentement qu’en Azerbaïdjan, a joué d’une certaine façon en faveur de Moscou. Même si le grand projet d’Union économique eurasiatique a trouvé à Erevan un appui passablement mitigé — en raison notamment des sanctions du G7 qui pèsent sur la Russie depuis l’annexion de la Crimée —, l’impératif d’une alliance sécuritaire a constitué un argument déterminant pour convaincre l’Arménie de rejoindre en 2015 le trio économique formé par la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan. La vulnérabilité de cet État enclavé et affligé du blocus de ses deux voisins turcophones a conféré à la Russie un important levier d’influence. C’est notamment grâce à celui-ci qu’elle avait toujours pu dissuader l’Arménie de reconnaître formellement l’indépendance du Haut-Karabagh et de réclamer haut et fort le rattachement de ce territoire qui a pris en 2017 le nom de République d’Artsakh. Même si, dans les faits, il n’y a pas de frontière entre les deux entités, la fiction juridique d’une séparation entre Erevan et Stepanakert est fermement maintenue, car elle constitue un impératif fondamental pour la mise en œuvre de la clause du traité de Tachkent qui prévoit une obligation d’assistance militaire automatique en cas d’agression territoriale par un tiers (3). Moscou pourrait difficilement envisager de se porter à la défense d’un allié à l’extérieur de son territoire internationalement reconnu.
Dès lors qu’éclate une nouvelle guerre et que l’Arménie prête directement main-forte aux cousins de l’Artsakh, le risque d’un débordement devient extrêmement préoccupant. À l’automne 2020, au moment du déclenchement des hostilités, à l’initiative de l’armée azérie avec le soutien et l’aide explicite de la Turquie, il n’est pas acquis que Moscou possède l’influence nécessaire pour empêcher son allié d’entrer directement dans la mêlée. Et encore moins, le cas échéant, de dissuader l’Azerbaïdjan ou, pis, la Turquie de riposter sur le territoire de l’Arménie. La situation est d’autant plus dangereuse que le nouveau gouvernement arménien porté par la « révolution de velours » de 2018 avait affiché la volonté de prendre ses distances vis-à-vis de Moscou et formulé des propos inédits concernant son souhait d’aller vers réunification formelle des deux entités (4).
Contrairement à la famille Aliyev, Nikol Pachinian n’a cependant aucune relation dans les cercles du pouvoir russe. Sa maîtrise incertaine de la langue de Pouchkine ne l’aide pas non plus à améliorer son image auprès de son puissant allié. En d’autres circonstances, on aurait pu imaginer une indignation plus forte des Russes face à la brutalité de l’attaque contre la république sécessionniste, mais la suffisance affichée par le nouveau pouvoir explique sans doute le flegme avec lequel la reprise des combats a été accueillie, comme si les Arméniens avaient péché par excès de confiance et qu’ils méritaient cette douloureuse leçon d’humilité. Le traitement médiatique réservé à la guerre, avec des entrevues en direct dans lequel un droit de parole équitablement distribué est accordé aux présidents azerbaïdjanais et arménien, illustre bien la volonté de conserver une position neutre et de garder un maximum de distance face à l’évolution rapide de la situation.
Impossible cependant de se tenir passivement à l’écart tant est grand le risque de débordement. En plus de fournir armements et aide logistique, la Turquie aurait envoyé au combat des mercenaires djihadistes rapatriés de Syrie et de Libye (5). On apprendra par ailleurs que des missiles Iskander auraient été lancés depuis le territoire de l’Arménie. Dans les deux cas, les principaux intéressés démentent, mais une chose est certaine : il s’en est fallu de peu que les choses ne dégénèrent.
Un cadre instable de règlement de conflit
La solution temporaire d’une force d’interposition russe n’est pas tant une avancée géopolitique qu’une opération de maintien de la paix à haut risque. Celle-ci s’impose pour éviter simultanément deux scénarios catastrophes : le premier est l’occupation azéro-turque de l’Artsakh, avec pour conséquence des centaines de milliers de réfugiés, qui ridiculiserait le rôle historique de protecteur des orthodoxes que s’est donné la Russie. Ce serait là un aveu d’impuissance impossible à accepter, mais une intervention directe n’est guère plus envisageable, compte tenu du risque d’une escalade des tensions avec la Turquie, dont le coût serait élevé et l’issue dommageable dans tous les cas de figure.
En l’absence d’un vigoureux leadership américain et d’une forte cohésion au sein de l’OTAN, l’ONU et l’OSCE se sont avérées incapables d’offrir un cadre efficace pour la recherche d’une solution diplomatique. Les appels à la cessation des combats lancés par le groupe de Minsk ont été allègrement ignorés, dévoilant au grand jour l’obsolescence de ce groupe coprésidé par les États-Unis, la France et la Russie, et majoritairement composé d’États d’Europe de l’Ouest. L’issue de la guerre ne pouvait que résulter d’un accord entre les belligérants sous les auspices des puissances régionales réellement influentes.
L’un des éléments les plus étonnants de la victoire diplomatique de la Russie consiste à avoir pu imposer une solution temporaire, non seulement en outrepassant le groupe de Minsk, mais en ayant pu formellement tenir à l’écart la Turquie de la table des négociations, ce qui semblait a priori invraisemblable compte tenu du rôle actif qu’elle a joué dans cette guerre. Cette absence ne signifie pas cependant qu’il n’y a pas eu de coordination étroite, bien au contraire. Il faut garder à l’esprit que la reconfiguration des rapports de force entre la Russie et la Turquie, qui se déroule simultanément sur d’autres théâtres, en Syrie et en Libye, repose sur une compréhension partagée de la situation : une confrontation directe priverait l’un et l’autre de la capacité d’atteindre ses objectifs stratégiques, comme le soulignait d’ailleurs Fyodor Lukyanov (6). Depuis la construction des gazoducs Blue Stream et South Stream, les deux doivent notamment protéger une collaboration particulièrement vitale dans le secteur gazier.
La meilleure façon de convaincre la Turquie de ne pas s’immiscer davantage dans la guerre était de lui concéder la possibilité de développer un réseau de transport terrestre reliant le pays à l’Azerbaïdjan, ce que prévoient les accords de cessez-le-feu. C’est là un objectif auquel Erevan n’aurait jamais consenti avant de faire face au spectre d’une chute imminente du Stepanakert.
Parallèlement, pour dissuader l’Azerbaïdjan d’occuper tout le Haut-Karabagh, ce qu’elle avait alors clairement les moyens de faire, la Russie a certes fait valoir l’avantage d’un accord qui consacrait tout de même d’importants gains territoriaux, tout en maintenant intacte cette relation mutuellement avantageuse construite avec elle. Mais le Kremlin n’a certainement pas hésité non plus à brandir la menace d’une intervention armée en cas de désaccord. L’Azerbaïdjan a dû publiquement s’excuser d’avoir accidentellement abattu un hélicoptère russe au-dessus du territoire arménien, incident qui aurait pu servir de prétexte à une riposte russe. Le contenu des échanges à huis clos n’est pas dévoilé, mais il est significatif, relevait le New York Times, que la conclusion de l’accord soit survenue dans les heures qui ont suivi l’incident dans lequel deux soldats russes ont perdu la vie (7).
En définitive, le déploiement des soldats de maintien de la paix relève d’une solution de dernier recours qui demeure hasardeuse. Le processus de délimitation précise des frontières provoque çà et là des échauffourées qu’il pourrait être difficile de circonscrire. Le spectre d’une présence militaire accrue de la Turquie demeure entier, même si celle-ci fait preuve de retenue pour le moment. Par ailleurs, si l’orthodoxie est un facteur historique de proximité entre Russes et Arméniens, et que les premiers sont actuellement accueillis dans le Haut-Karabagh comme des sauveurs et des protecteurs, il n’est pas acquis que Moscou saura contraindre l’Arménie à honorer son engagement sur de nouveaux liens terrestres azéro-turcs. Le gouvernement est fragilisé par la défaite militaire, et les troubles politiques intérieurs pourraient bien compromettre l’ouverture du corridor de Zanguezour.
Le plus gros obstacle à la paix est encore et toujours l’incapacité des parties à envisager une solution mutuellement acceptable pour le statut futur de l’enclave arménienne. La résolution du conflit à l’intérieur des frontières internationalement reconnues de l’Azerbaïdjan constitue une constante dans la position russe, et rien n’indique que cela puisse changer prochainement. En même temps, l’aide russe fournie par la Russie à l’Arménie pour la modernisation de son armée en fait un arbitre qui semble peu fiable pour la partie adverse, et celle-ci pourrait bien être tentée d’exiger le départ des troupes de maintien de la paix après la période de cinq ans prévue dans l’accord de cessez-feu (8). Toutes les conditions seraient alors de nouveau réunies pour une reprise des combats.
Notes
(1) Jack Losh, « Russian Troops in Nagorno-Karabakh ‘Clearly a Win for Moscow’ », Foreign Policy, 25 novembre 2020 (https://foreignpolicy.com/2020/11/25/russian-troops-nagorno-karabakh-peackeepers-win-moscow-armenia-azerbaijan/).
(2) La pétrolière est dirigée par le russo-azéri Vaguit Alekperov, ancien sous-ministre soviétique originaire de Bakou, ce qui a certainement facilité les choses.
(3) Article 4 du Traité de sécurité collective signé le 15 mai 1992 à Tachkent entre six États membres de la CEI (Arménie, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Russie et Tadjikistan).
(4) Joshua Kucera, « Pashinyan calls for unification between Armenia and Karabakh », Eurasianet, 6 août 2019 (https://eurasianet.org/pashinyan-calls-for-unification-between-armenia-and-karabakh).
(5) Fatma Ben Hamad, « Videos shared on social media show Syrians sent to fight in Nagorno-Karabakh », The Observers/France24, 26 octobre 2020 (https://observers.france24.com/en/20201026-videos-shared-social-media-show-syrians-sent-fight-nagorno-karabakh).
(6) Fyodor Lukyanov, « America no longer ‘a neighbor to every country on Earth’ — Surprise Armenia/Azerbaijan peace deal evidence of changing world order », Russia in Global Affairs, 11 novembre 2020 (https://eng.globalaffairs.ru/articles/no-longer-neighbor/).
(7) Anton Troianovski et Carlotta Gall, « In Nagorno-Karabakh Peace Deal, Putin Applied a Deft New Touch », New York Times, 1er décembre 2020 (https://www.nytimes.com/2020/12/01/world/europe/nagorno-karabakh-putin-armenia-azerbaijan.html).
(8) Taras Kuzio, « How Russian ‘Peacekeeping’ Could Reignite Tensions Nagorno-Karabakh », National Interest, 22 juin 2021 (https://nationalinterest.org/blog/buzz/how-russian-peacekeeping-could-reignite-tensions-nagorno-karabakh-188308).
Légende de la photo en première page : Il y a un an, l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’affrontaient pour la seconde fois depuis la chute de l’URSS. Le 10 novembre 2020, après 44 jours de combats et plus de 6000 morts, un cessez-le-feu négocié par la Russie fut conclu entre les belligérants. Arméniens et Azéris ont interrompu les combats, mais le statut juridique du Haut-Karabagh n’est pas défini pour autant, et le rôle accru de puissances régionales rivales dans la région complique la donne. (© Shutterstock)