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Le dilemme taïwanais : augmenter le coût de l’escalade sans provoquer l’estocade

Le conflit en Ukraine donne une actualité nouvelle au différend qui oppose la République populaire de Chine à Taïwan, « province sécessionniste » pour Pékin, mais territoire de facto indépendant disposant de tous les attributs de la puissance étatique.

Pour la Chine, il s’agit de mettre en œuvre une stratégie construite sur une gesticulation militaire croissante. Elle poursuit également une stratégie multiforme « sous le seuil de la conflictualité » pour aboutir à une « réunification pacifique » (1). Pékin cherche ainsi à ne pas s’enfermer dans la seule option militaire, qui soulève nombre d’interrogations sur sa faisabilité alors que le contexte politico – militaire du détroit est sous les feux de la rampe depuis l’éclatement du conflit ukrainien.

Le dilemme taïwanais : un dilemme chinois avant tout

Pour l’Armée populaire de libération (APL), le conflit en Ukraine rappelle que le déroulement d’une opération militaire diffère grandement du plan initial. L’importance d’avoir des forces entraînées soutenues par une expérience de la guerre est capitale pour faire face aux imprévus inhérents aux guerres technologiques. Or conduire des opérations consistant à franchir un détroit large de 130 kilomètres à sa portion la plus congrue pour ensuite prendre le contrôle d’une île montagneuse où la population est hostile serait inédit. Aussi, l’histoire militaire et l’expérience militaire chinoise contemporaine – bien pauvre en comparaison de celle de l’armée russe – ne peuvent constituer des atouts. Pékin fait face au défi de l’innovation tactique et stratégique en respectant l’obligation d’un apport logistique continu et d’une chaîne de commandement fluide et protégée, soit deux éléments négligés par une armée russe étrillée par un apport logistique insuffisant et une chaîne de commandement désordonnée et vulnérable.

En dépit d’un effort remarquable de modernisation de son outil militaire, la Chine devra en outre remporter le défi de la « jointness ». Cette coordination opérationnelle entre différentes armées n’est évidente pour personne ; elle le serait encore moins pour l’APL. Premièrement, la chaîne de commandement militaire a été restructurée pour accroître son obéissance au Parti. Deuxièmement, l’organisation interne a également été remaniée. Dans le cas d’un scénario de conquête de Taïwan, les trois armées traditionnelles devront donc respecter une chaîne de commandement unique représentée par le Commandement Est mis en place en 2016. Ce dernier devra également être responsable des opérations de deux corps organiques à part entière : la Force des fusées et la Force de soutien stratégique, créée en 2016 afin de regrouper sous un commandement unique les capacités cyber, spatiales et électroniques des forces armées chinoises (2). En résumé, l’état – major chinois, déjà sous la pression d’un pouvoir politique auquel il est directement rattaché (3), devra réussir à faire avancer de manière cohérente un immense ensemble de forces militaires et paramilitaires nécessitant un apport logistique inégalé dans l’histoire militaire (4). Avant d’être un défi militaire, envahir Taïwan sera un défi organisationnel pour l’APL, tel que le soulignent les déconvenues des forces armées russes en Ukraine.

Ainsi, l’heure ne semble pas être au conflit. Les échanges économiques demeurent indispensables aux deux rives du détroit : alors que l’entreprise taïwanaise TSMC représente plus de 50 % de l’ensemble de la production mondiale de semi – conducteurs, la Chine ne produit que moins de 20 % de ceux dont elle a besoin pour son développement (5). Toutefois, peu importent les bénéfices pour le développement économique de la Chine, le statu quo actuel remet en cause le maintien du pouvoir indiscutable du Parti communiste chinois (PCC). Les principaux pouvoirs de décision ont ainsi fait l’objet d’une reprise en main. Ils sont désormais concentrés au sein d’un système dirigé par le secrétaire général du PCC, Xi Jinping (6). Ce dernier s’est exprimé publiquement et à plusieurs reprises à propos de Taïwan, déclarant notamment que le règlement du problème politique « ne pouvait être transmis de génération en génération (7) ».

Engageant sa légitimité politique sur la question taïwanaise, Xi Jinping a, par une centralisation de la prise de décision, marginalisé toute voix dissonante concernant ce sujet au sein des cercles de décision chinois. C’est donc dans ce contexte qu’il faut lire l’actualité nouvelle d’une potentielle tentative d’invasion chinoise. Peu de personnalités seraient à même de nuancer des plans de guerre de l’APL, qui demeure avant tout l’armée du Parti et non celle du gouvernement chinois. La guerre en Ukraine l’a bien montré : il est tout à fait possible pour de puissants services de renseignement d’être marginalisés dans la prise de décision (8). En outre, le PCC a démontré, dans sa gestion des manifestations de 2019 à Hong Kong ainsi que dans l’imposition d’un confinement strict à Shanghai, qu’il était prêt à mettre en avant ses propres objectifs politiques au détriment des intérêts économiques du pays. Alors que Xi Jinping s’apprête à voir son mandat renouvelé pour la deuxième fois – après avoir modifié la Constitution –, la surprise stratégique d’une invasion chinoise est possible, même si elle demeure lourde d’incertitudes.

Subir sans faillir : Taïwan face à la Chine

Il revient aux forces armées taïwanaises de trouver des solutions dans ce contexte d’incertitude planant sur les intentions chinoises. Le déroulement du conflit ukrainien appelle à une réévaluation de la stratégie opérationnelle et de la stratégie des moyens de Taipei. Taïwan doit adopter une stratégie des moyens militaires évitant à l’île une trop grande attrition de ses forces. En effet, quel que soit le scénario militaire ou hybride choisi par la Chine, Taïwan sera rapidement confronté à la disproportion manifeste des moyens militaires et hybrides de son adversaire. En contradiction avec cet objectif, l’état – major taïwanais chercherait toujours à remporter une victoire décisive hors du territoire taïwanais en cas de tentative d’invasion ou de blocus (9). Suivant cet objectif, les forces armées taïwanaises ont orienté leurs acquisitions vers des armements lourds et coûteux : elles doivent recevoir davantage de chasseurs, de chars de combat et d’obusiers au cours de la décennie. Ces acquisitions, bien qu’elles aient été conclues avant l’éclatement du conflit ukrainien, font l’objet d’une discrète remise en cause par les États – Unis depuis l’arrivée de l’administration Biden.

Avec le retour d’expérience ukrainien, Washington amplifie cet effort : Taipei doit s’orienter vers des armements légers et plus faciles à acquérir en nombre, avec des stocks suffisants de munitions et de pièces détachées (10). Ainsi, Washington a mis son veto à l’acquisition de dix hélicoptères de lutte anti – sous – marine étant donné que ces derniers seraient rapidement mis hors de combat par l’imposant complexe reconnaissance – frappe chinois (11). Il est peu probable que les armées taïwanaises puissent fixer le dispositif chinois dans le détroit. Une nouvelle stratégie opérationnelle semble s’imposer aux armées taïwanaises (12) : diluer les effets de l’assaut initial en acceptant le coût de l’escalade directement sur le territoire taïwanais pour mieux enrayer la manœuvre chinoise, comme l’armée ukrainienne l’a montré. Dès ses premiers instants, le conflit se diffusera à l’ensemble du territoire taïwanais, faisant de celui-ci le principal théâtre d’action pour les forces de résistance. Comme Kiev, Taipei devra encaisser seul un choc militaire important tout en maintenant opérationnels ses principaux moyens de communication et d’action vis-à-vis de ses forces armées, de la population et de la communauté internationale. C’est sur cette capacité de résistance initiale que reposent l’arrivée progressive d’une aide internationale et la cristallisation d’un réflexe de défense au sein de la population taïwanaise, une fois passées les premières offensives.

Le conflit en Ukraine montre aussi qu’une guerre ne peut se limiter au seul champ militaire ; elle sera également informationnelle, et celle-ci a déjà commencé. Profitant des failles du contexte politique taïwanais, très divisé, la Chine cherche à faire précéder son offensive de haute intensité militaire par une offensive de haute intensité informationnelle (13). Le but est de décrédibiliser les autorités taïwanaises par des opérations d’influence électorales auprès de candidats davantage tournés vers le continent ou par la création de contenus visant à rendre « vaine » toute tentative de s’opposer à elle. En cherchant à atteindre le centre de gravité taïwanais, elle pousse Taïwan à la surenchère défensive afin de donner un préalable légitimant une riposte chinoise. Une stratégie de pression diplomatique appuie cette offensive, en imposant à tous les pays de reconnaître le principe d’« une seule Chine », appuyée par une gesticulation militaire incarnée par le déploiement quasi quotidien d’avions militaires chinois dans la zone d’identification de défense aérienne taïwanaise, sans pour autant entrer dans l’espace aérien proprement dit. Pékin a franchi un nouveau cap le 17 juin dernier : son nouveau porte – avions a été nommé Fujian, nom de la province chinoise faisant immédiatement face à Taïwan et auparavant dirigée par Xi Jinping. Cette stratégie, bien qu’elle puisse influencer l’opinion des mécontents galvanisés par les évolutions de la démocratie taïwanaise, ne semble pas avoir rempli son objectif : en 2022, 73 % des Taïwanais seraient prêts à prendre les armes si c’était nécessaire (14).

Ainsi, le niveau de tension reste élevé. Le contexte politique chinois demeure difficile d’accès tout en étant potentiellement volatil à l’approche du XXe congrès du PCC et au-delà. Il est tout aussi volatil à Taïwan : la prochaine élection présidentielle y aura lieu en janvier 2024, année où se déroulera également l’élection présidentielle aux États-Unis. De ce calendrier lourd en échéances émerge une incertitude qui demeure aujourd’hui le seul paramètre immuable dans le détroit de Taïwan où, plus que jamais, la prudence est de mise.

Notes

(1) Stéphane Lagarde, « Sommet sur la sécurité de Shangri-La : Pékin menace, mais veut éviter les remous », Radio France Internationale, 12 juin 2022.

(2) Jean-Jacques Mercier, « La signification militaire de la Force de soutien stratégique », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 68, octobre-novembre 2019.

(3) David Bickers, « Understanding the vulnerabilites in China’s New Joint Force », Joint Force Quarterly, no 103, 14 octobre 2021.

(4) Mike Pietrucha, « Amateur Hour Part I: the Chinese invasion of Taiwan », https://​warontherocks​.com, 18 mai 2022.

(5) Valérie Niquet, Taïwan face à la Chine : Demain, la guerre ? Tallandier, Paris, 2022, p. 64.

(6) Suisheng Zhao, « Top-level design and enlarged diplomacy: foreign and security policymaking in Xi Jinping’s China », Journal of Contemporary China, 14 mars 2022.

(7) « China’s Xi says political solution for Taiwan can’t wait forever », Reuters, 6 octobre 2013.

(8) Henry Foy et John Paul Rathbone, « Intelligence failures hamper Russia’s Ukraine mission », Financial Times, 1er mars 2022.

(9) Interview de Su Tzu-Yun, chercheuse à l’INDSR : « In Ukraine, we have seen Russian vehicles trapped on the highway. In the Taiwan scenario, the sea is your highway », citée dans Kathrin Hille et Demetri Sevastopulo, « Taiwan: preparing for a potential Chinese invasion », Financial Times, 7 juin 2022.

(10) Paul Huang, « Taiwan’s Military Has Flashy American Weapons but No Ammo », https://​foreignpolicy​.com, 20 août 2020.

(11) Lors de ses sorties aériennes quasi quotidiennes dans la zone d’identification aérienne taïwanaise, la Chine ne cherche pas seulement à impressionner. L’objectif est aussi de prendre le contrôle des flux transitant dans le détroit : sur les 1 543 sorties aériennes enregistrées depuis septembre 2020, les aéronefs de lutte anti-sous-marine comptabilisent 262 sorties, formant le deuxième groupe d’aéronefs mobilisés derrière les chasseurs – bombardiers. (Kathrin Hille et Demetri Sevastopulo, art.cité).

(12) Michael A. Hunzeker, « Taiwan’s Defense Plans Are Going Off the Rails », https://​warontherocks​.com, 18 novembre 2021.

(13) Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Les opérations d’influence chinoises : un moment machiavélien, part. IV, ch. 1 « Taïwan », IRSEM, octobre 2021.

(14) Jake Chung, « Majority would go to war for Taiwan », www​.taipeitimes​.com, 1er mai 2022.

Légende de la photo en première page : Des ZBD-05 lors d’un exercice amphibie chinois. Le volume de forces chinoises affectées à ce type d’opération s’est accru ces dernières années. (© MoD) 

Article paru dans la revue DSI hors-série n°85, « Guerre de haute intensité », Août-Septembre 2022.
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