En ce mois de janvier 2023, après deux offensives spectaculaires de l’armée ukrainienne, les opérations d’hiver reprennent un tour de guerre de positions. C’est l’occasion de mettre en avant une des principales innovations de ce conflit, qui est plutôt d’ailleurs une rétro-innovation : la ligne fortifiée. Souvent exclues des anticipations sur la forme de la guerre à venir, les fortifications de campagne ont toujours tendance à s’imposer dans le paysage dès lors que les forces s’équilibrent. La guerre de positions est donc une forme de guerre à redécouvrir régulièrement.
Les guerres industrielles, comme la guerre actuelle en Ukraine, ont une tendance forte à être soit très courtes, soit très longues. La faute en revient essentiellement à la puissance de feu des armées modernes qui impose presque par réflexe la recherche de la protection du terrain, soit naturellement dense comme les villes, soit modelé pour le devenir. Si l’armée la plus puissante ne s’impose pas rapidement, le processus de cristallisation finit par l’emporter. La guerre de mouvement devient guerre de position et les opérations sont alors beaucoup plus lentes, même avec des armées modernes entièrement motorisées.
L’éternel retour de la ligne
Après des départs fulgurants, les armées de la Deuxième Guerre mondiale en Europe ou en Afrique n’ont cessé ensuite de buter sur des lignes fortifiées, El Alamein, Mareth, Gothique, Gustave, Koursk, Siegfried, etc. jusqu’au mur de l’Atlantique, la plus grande de l’histoire avec la muraille de Chine. Après dix mois de guerre de mouvement, en fait trois guerres de mouvement entre adversaires différents, les opérations en Corée ont ralenti d’un seul coup au printemps 1951 pour s’étirer ensuite pendant des années. Il en est de même pour la guerre entre l’Irak et l’Iran commencée par une offensive irakienne qui se voulait foudroyante en septembre 1980 et qui ne s’est terminée que huit ans plus tard.
La guerre en Ukraine n’échappe pas à la règle. Du champ de bataille atomique des années 1950 à la guerre numérisée, on imaginait souvent que le nouveau saut de puissance de feu caractérisé par le nucléaire tactique, puis par tous les projectiles précis venus du ciel allait imposer un combat très mobile, fait de concentrations pour attaquer et de déconcentrations pour échapper aux feux de l’adversaire. Cela a été en partie le cas dans la bataille autour de Kiev. Les concentrations de forces russes dans les forêts et les rares routes à l’ouest de la capitale ukrainienne ont été contenues par les forces mobiles et harcelées par l’artillerie ukrainienne jusqu’à obliger les Russes à un repli piteux. Mais à l’est de Kiev, la victoire a tenu aussi à la résistance de bastions urbains – Tchernihiv, Konotop, Nyzhyn, Hlukhiv, Soumy – qui sont restés comme des brise – lames brisant l’élan de trois armées russes.
Après le retrait de Kiev, on aurait pu imaginer que les Russes profiteraient de la protection des frontières de Biélorussie et de Russie, virtuelles mais infranchissables par les Ukrainiens, pour relancer de nouvelles offensives. Ils ont préféré opter directement pour la guerre de positions à partir de la ligne de front solidifiée de Kharkiv à Kherson, avec déjà dans le Donbass la zone fortifiée la plus dense du monde après celle séparant les deux Corées.
Protection contre la puissance de feu, les fortifications de campagne se trouvent aussi valorisées par elle puisqu’il est très difficile de regrouper des forces jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres en arrière de la ligne de contact sous peine d’être repéré par les nombreux capteurs modernes puis frappé rapidement par le « feu du ciel » : obus, roquettes, drones rôdeurs, bombes aériennes, missiles.
Contournement impossible
Cette grande ligne fortifiée, aussi longue que celle de 1915 en France, est presque impossible à contourner. On ne peut projeter de forces par – dessus la ligne par une opération aéroportée ou héliportée, par manque de moyens de transport pour les Ukrainiens et surtout pour tous par la densité des défenses antiaériennes. Les deux armées disposent de nombreuses unités d’assaut aérien, mais il n’y a plus eu d’assaut aérien depuis l’échec de l’opération sur l’aéroport d’Hostomel, près de Kiev, tout au début de la guerre. Il n’est pas possible non plus de la contourner par la mer, à la manière du débarquement à Inchon, en Corée, en septembre 1950. Là encore, les moyens manquent pour réaliser des opérations amphibies de grande ampleur, y compris du côté russe, et les côtes d’Odessa ou de Crimée sont trop dangereuses d’accès. Et les brigades d’infanterie navale sont employées à terre.
Contrairement aux Ukrainiens, les Russes peuvent tenter de contourner la ligne de front en passant par leur frontière ou par celle de la Biélorussie. Mais on ne voit pas comment, à ce stade, l’armée russe pourrait faire mieux maintenant qu’en février 2022 alors qu’elle ne bénéficierait plus de la surprise, et que la défense ukrainienne y est mieux préparée. Pour réussir, il faudrait une armée russe suffisamment transformée et renforcée pour disposer de capacités de manœuvre supérieures à la première tentative. Ce n’est pas impossible, mais cela demandera certainement encore beaucoup de temps.
On peut imaginer enfin de contourner au moins les positions les plus solides du Donbass en franchissant le Dniepr, mais, là encore, c’est probablement impossible. Dans sa partie la plus large, dans la province de Zaporijjia, la traversée relèverait d’une opération amphibie. Aucun des deux adversaires ne dispose des moyens matériels pour la réaliser. Seule la partie du fleuve dans la province de Kherson permettrait un franchissement offensif à la manière des Égyptiens puis des Israéliens traversant le canal de Suez lors de la guerre d’octobre 1973. Mais, comme en 1973, après avoir constitué une « tête de rive » avec des forces légères franchissant en bateau, il faut être capable de construire rapidement des ponts et de les défendre, puis de manœuvrer très vite et très largement au – delà. En bénéficiant de la surprise et de complicités, les Russes ont réussi initialement à franchir le Dniepr dans la région de Kherson au début du mois de mars avant de se trouver bloqués au – delà puis d’être obligés de l’évacuer en novembre. Le Dniepr peut être une zone de harcèlement et de coups de main, voire de bataille d’artillerie, mais un D Day y est à l’heure actuelle inconcevable.
Percée difficile
Il n’y a donc guère d’autre solution en l’état actuel des forces que d’attaquer directement la ligne fortifiée si l’on veut conquérir ou reconquérir du terrain. C’est cependant très difficile. En dix mois de pure guerre de positions, il n’y a eu que trois victoires importantes sur la ligne.
La première a été la prise de Severedonetsk et de Lyssytchansk par les Russes après trois mois d’efforts. La méthode utilisée était celle du martelage – grignotage en profitant de la forte supériorité en artillerie. On la baptisera « Somme 1916 ». Les Russes ont ainsi lancé tout autour de la zone cible, les quatre villes principales du Donbass tenues par les Ukrainiens, de multiples attaques de bataillons précédées et appuyées par de fortes concentrations de feu. Ils n’ont réussi qu’une seule fois une progression de plus d’un kilomètre, dans la région de Popasna le 9 mai, ce qui leur a donné un avantage décisif au sud de Lyssytchansk. Il a fallu ensuite encore deux mois de poussées de quelques centaines de mètres pour menacer d’encerclement Lyssytchansk et Severodonetsk et pousser les Ukrainiens au repli. On a cru alors cette méthode « Somme 1916 » lente, mais inexorable. En fait, elle était aussi extrêmement coûteuse pour les deux adversaires, mais surtout pour les Russes qui disposaient par ailleurs de moins de capacités de renouvellement de leurs forces que les Ukrainiens. Au mois de juillet, les Russes, épuisés, n’étaient plus capables de renouveler l’expérience contre Sloviansk et Kramatorsk, les deux autres objectifs.
La deuxième grande victoire, la plus spectaculaire, a été la percée ukrainienne le 6 septembre dans la région de Zmiv – Andriivak au sud-ouest de Kharkiv. Pour la première fois dans cette guerre de positions, un des deux camps est parvenu à percer avec des forces importantes, à disloquer le dispositif ennemi et à exploiter sur 60 km de profondeur jusqu’à ce que les Russes parviennent à rétablir une nouvelle ligne de défense sur l’axe Svatove-Kreminna. Un évènement étonnant est le révélateur soit de mouvements profonds cachés, soit d’une anomalie. Parmi les causes profondes du succès des Ukrainiens, il y a le croisement des courbes et un rapport de forces devenu favorable à l’été. Là où les Russes n’étaient plus capables de monter d’opération offensive d’une certaine ampleur, les Ukrainiens pouvaient en organiser deux, à Kherson et à Kharkiv. Mais, dans le même temps, la faiblesse extrême du dispositif russe dans la province de Kharkiv et l’incapacité de déceler les préparatifs ukrainiens ne pouvaient être le fait que d’erreurs grossières. À cet égard, la victoire ukrainienne dans la province de Kharkiv, que l’on baptisera « Marne 1918 » par analogie avec les erreurs du commandement de la 6e armée française en mai 1918, tient aussi en grande partie de l’anomalie.
La troisième victoire, déjà évoquée, est celle de la tête de pont de Kherson pourtant solidement tenue cette fois, obtenue par une pression ukrainienne continue sur la ligne de contact combinée à l’interdiction des axes logistiques russes grâce à l’artillerie de précision à longue portée fournie par les Occidentaux. La bataille pour la tête de pont est devenue en fait un grand siège où les Russes n’avaient plus d’autre choix que de se replier derrière le Dniepr, sauf à être fatalement détruits. On baptisera cette méthode « Soissons 1918 » par référence à la victoire française similaire en juillet 1918.
Le problème majeur désormais, au moins pour les Ukrainiens, est que ni « Marne 1918 » ni « Soissons 1918 » ne semblent plus possibles. Grâce à la mobilisation partielle, le contingent russe en Ukraine a doublé de volume et avec la multitude des travaux de retranchement depuis le mois d’octobre, la ligne de front s’est nettement solidifiée tout en ne présentant plus de poches susceptibles d’un siège. La fenêtre d’opportunité qui avait pu apparaître à la fin de l’été s’est refermée. À moins d’un plan caché ukrainien, l’initiative est même désormais plutôt du côté des Russes, qui refont du « Somme 1916 », apparemment la seule méthode qui corresponde à leurs capacités.
Or, du côté ukrainien, on ne peut faire du « Somme 1916 », sinon il faudrait des années pour parvenir à reconquérir les territoires occupés. À moins de renoncer à cet objectif, il n’y a dès lors pas d’autre solution que de réaliser des percées et des dislocations, jusqu’à, au mieux, obtenir l’effondrement de l’armée russe en Ukraine, et, au pire, son repli définitif. Mais cela, à l’exception d’une autre « anomalie de Kharkiv », ne peut se faire qu’avec une supériorité écrasante des feux dans la profondeur, seule à même de neutraliser défenses, appuis et renforts le temps d’un assaut. C’est ainsi qu’ont commencé presque toutes les grandes percées de lignes fortifiées durant le siècle précédent. Bien plus que de chars de bataille, qui sont néanmoins très utiles, c’est bien de pièces d’artillerie modernes et de masses d’obus et de roquettes que les Ukrainiens ont prioritairement besoin pour atteindre leur objectif. On peut y ajouter aussi des moyens de neutralisation des défenses aériennes afin de pouvoir ajouter aussi des avions et des hélicoptères d’attaque. La première bataille à mener, et en premier lieu dans nos industries, est celle de l’artillerie.
Il s’agit ensuite de disposer de brigades de brèche, unités d’assaut mélangeant en fonction du terrain (urbain, creusé, plat, ouvert, dense), génie, blindés lourds et infanterie légère afin de combattre spécifiquement dans les positions fortifiées à la manière des bataillons d’assaut allemands de 1918 ou des bataillons de marines américains dans les îles du Pacifique. Ce n’est qu’ensuite et à condition que la préparation et l’assaut soient rapides, qu’il sera possible d’exploiter et de chercher la dislocation en profondeur. Si l’armée ukrainienne ne parvient pas à se modeler comme cela – avec l’aide matérielle occidentale, une nouvelle mobilisation et une nouvelle formation de masse de ses forces pour retrouver et maintenir un rapport de forces général favorable -, elle n’atteindra probablement jamais ses objectifs.
Légende de la photo en première page : Tir au BM-21 lors d’un exercice en Ukraine en 2016. (© Paparazza/Shutterstock)