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Retrait américain d’Irak : quel avenir pour Bagdad ?

En juillet 2021, le président des États-Unis, Joe Biden, annonçait le retrait définitif des forces américaines d’Irak et la mise en place d’une nouvelle coopération militaire entre les deux pays. Alors que ce départ a été officialisé deux fois, en 2011 et en 2021, dans quelle mesure est-il effectif et quelles conséquences peut-il avoir sur l’avenir politique d’un Irak déchiré par les tensions confessionnelles ? Et peut-on vraiment parler de « retrait » ? Car, sur le terrain, les États-Unis continuent d’opérer, notamment dans le cadre de la guerre internationale contre le terrorisme.

Linvasion américaine qui a mis fin au régime de Saddam Hussein (1979-2003) a transformé l’Irak en une source constante d’instabilité régionale et de préoccupation internationale, rompant ainsi avec l’équilibre relatif trouvé depuis les années 1980 dans le golfe Persique, entre un triangle d’influence opposant l’Iran, l’Irak et l’Arabie saoudite. Dès lors, les États-Unis se sont concentrés sur la gestion d’une menace à court terme en Irak, plutôt que sur le développement des capacités de défense irakiennes et de l’unité du pays. L’instabilité actuelle de l’Irak est le résultat de problèmes structurels profonds nés de deux décennies de guerre et de graves crises politiques.

Les erreurs de l’invasion de l’Irak baasiste en 2003

Au motif de la démocratisation de l’Irak, laboratoire idéal pour la doctrine néoconservatrice du « Grand Moyen-Orient », la « débaasification » forcée de la société et la démilitarisation de l’État impulsées par l’Autorité provisoire de la coalition (APC), sous la direction de l’Américain Paul Bremer entre mai 2003 et juin 2004, ont pour conséquence de détruire les fondations de l’appareil d’État irakien. Tandis que l’administration et les principaux organes cessent de fonctionner, car privés de leur personnel compétent, la « débaasification » conditionne un ressentiment croissant des anciens membres du Baas, en majorité sunnites. Démis de leurs fonctions, confrontés au chômage et à la pauvreté, les ex-cadres du régime sont ostracisés par les autorités chiites soutenues par Washington. Des révoltes interreligieuses éclatent et des opérations de lutte contre l’occupation sont organisées. Cette opposition est composée d’anciens dirigeants du Baas et de proches de Saddam Hussein. On pense par exemple à Ezzat Ibrahim al-Douri (1942-2020), général et ami du dictateur dès 1979 et leader de l’armée des hommes de la Naqshbandiyya (en référence au soufisme). Face à la violence des attentats quasi quotidiens dès 2004, l’APC revient sur la démilitarisation, qui avait abouti à la dissolution des unités militaires irakiennes et à l’abolition de la conscription. Naissent alors les Forces de sécurité, qui ont pour mission d’assurer la gestion sécuritaire du pays, préparant le terrain d’un futur retrait des troupes étrangères.

Par ailleurs, en faisant disparaître le principal ennemi de l’Iran, les États-Unis donnent à Téhéran la possibilité d’étendre son influence au sein des communautés chiites d’Irak, tel que cela était déjà envisagé au lendemain de la révolution islamique de 1979. Grâce à un réseau d’Irakiens contraints à l’exil en République islamique sous Saddam Hussein, la stratégie iranienne vise à tisser une toile de fond lui permettant de participer à la reconstruction du système politique irakien. Par exemple, l’Iran a pu agir sur la rédaction de la nouvelle Constitution irakienne votée en 2005, tout en renforçant son soutien aux milices engagées dans la lutte contre l’occupation, comme les brigades Hezbollah ou l’armée du Mahdi. La négociation d’un statu quo en 2008 entre les États-Unis et l’Iran conforte les Américains dans leur choix de retirer leurs troupes. Les deux gouvernements s’accordent sur l’objectif de combattre l’insurrection des milices sunnites ainsi que le mouvement dirigé par Moqtada al-Sadr, les brigades Badr, qui concurrence l’influence iranienne. La signature de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien en 2015 concrétise et pérennise ce statu quo.

L’émergence du terrorisme révèle les failles politiques et militaires de Bagdad. L’instauration d’un « califat » par l’organisation de l’État islamique (EI ou Daech) après la prise de Mossoul en juin 2014 prend de court les observateurs internationaux par son ampleur, d’autant que les soldats irakiens reçoivent l’ordre d’abandonner le combat. La faiblesse de la réaction irakienne est, dès le printemps 2015, imputée au Premier ministre Nouri al-Maliki (2006-2014), accusé de s’être entouré de généraux corrompus et d’avoir attisé les tensions sectaires qui ont entraîné la radicalisation de l’opposition sunnite. Ce contexte permet aux djihadistes de développer leur stratégie : l’EI, issue de la branche irakienne d’Al-Qaïda, parvient à s’imposer comme une potentielle alternative à un régime répressif à l’égard des sunnites (1).

Les États-Unis font alors leur retour sur le sol irakien à la tête d’une troisième coalition internationale sur invitation du gouvernement Nouri al-Maliki. Le bombardement des positions de l’EI, couplé à l’investissement au sol des forces kurdes et des milices locales financées par Téhéran, permet le recul des combattants djihadistes dès 2017 et l’élimination du « calife » Abou Bakr al-Baghdadi (2014-2019) le 27 octobre 2019. Ainsi, tandis que la lutte conjointe des différentes factions contre Daech avait atténué les tensions, la victoire de cette coalition conditionne la résurgence des querelles entre les partis-milices qui contrôlent l’avenir du pays. 

Donald Trump et le choix du désengagement

Le retrait américain ne concerne pas que l’Irak ; il est pensé dans une stratégie plus globale de désengagement du Moyen-Orient afin de poursuivre un objectif impulsé sous Barack Obama (2009-2017) en 2012 : le pivot vers l’Asie. Mais les questions sécuritaires dans la région et la lutte antiterroriste font que ce départ américain n’est pas vraiment mis en œuvre. L’arrivée de Donald Trump (2017-2021) à la Maison Blanche et sa décision de quitter l’accord de Vienne au printemps 2018 détériorent les relations américano-iraniennes, tandis que l’Irak devient le terrain d’affrontement de ses deux parrains. Le président républicain entame une prise de distance symbolique avec le Moyen-Orient avec la signature, le 27 janvier 2017, du Muslim Immigration Ban, un décret destiné à protéger les États-Unis de « terroristes étrangers » et interdisant l’entrée sur le territoire aux ressortissants du Yémen, de Syrie, du Soudan, de Libye, d’Iran, de Somalie et… d’Irak. Washington ne semble pas avoir d’objectifs clairs et déterminés à long terme pour ce pays. Donald Trump fait le vœu de retirer le plus rapidement possible les troupes : dès la fin de 2017, il s’engage à réduire leur présence de moitié après la victoire officielle de la coalition sur Daech en décembre, laissant toutefois stationner quelque 5 000 soldats pour empêcher la résurgence de l’organisation, qui reste active en Syrie voisine. Tout comme l’appui militaire, l’aide civile américaine est concentrée sur des problèmes à court terme, en accordant notamment la priorité aux minorités pour se remettre des massacres perpétrés par l’EI.

Les tensions avec l’Iran sur le sol irakien sont des plus vives. Les assassinats par des frappes américaines, le 3 janvier 2020, à Bagdad, du général Qassem Soleimani, chef des forces spéciales des Gardiens de la révolution (pasdaran), et d’Abou Mehdi al-Mouhandis, numéro deux des Unités de mobilisation populaire, réveillent un sentiment antiaméricain au sein de la population. Deux jours plus tard, le Conseil des représentants irakien vote une loi non contraignante pour le départ des troupes étrangères. Les oppositions kurdes et sunnites ont globalement voté contre ce texte afin de dénoncer l’ingérence de Téhéran dans l’appareil politique irakien.

Maintenir l’attention sur la présence militaire américaine et le souvenir de l’occupation permettent de noyer l’émergence d’un débat populaire profond sur les bénéfices d’une coopération États-Unis/Irak qui mettrait en péril les ambitions iraniennes. En ce sens, la principale erreur est américaine, puisque ­Washington a failli à définir de grands objectifs stratégiques réalisables pour favoriser la stabilité de l’Irak. Il n’y a pas eu d’efforts clairs de la part des Américains pour réformer un gouvernement irakien défaillant, stimuler l’économie locale ou s’assurer que les zones détruites par les combats soient reconstruites ou bénéficient d’une aide efficace. Les Américains ont en outre failli à démontrer au peuple irakien l’importance de leur présence et du rôle de leurs conseillers dans la défaite de Daech. Ce manque de communication et de reconnaissance a permis à l’Iran de s’appuyer sur le développement d’un sentiment antiaméricain et de s’immiscer dans les sphères du pouvoir.

Rien n’est toutefois acquis pour Téhéran, dont l’ingérence soulève une vague de protestation dès octobre 2019, portée par une jeunesse précarisée qui aspire à l’émergence d’un nationalisme irakien, au-delà des clivages entre sunnites et chiites. Le mouvement réclame la fin de la corruption et du système de répartition des postes par quotas ethniques et confessionnels. Durement réprimée, la mobilisation parvient néanmoins à contraindre le Premier ministre Adel Abdel-Mahdi (2018-2020) à la démission et aboutit à l’organisation d’élections législatives anticipées le 10 octobre 2021.

Un retrait symbolique, une nouvelle coopération

L’élection du démocrate Joe Biden en novembre 2020 n’a pas eu, dans un premier temps, grande conséquence sur la politique irakienne conduite par Donald Trump. Tous deux motivés par la mise en œuvre du pivot vers l’Asie, la décision d’un retrait militaire s’inscrit dans une série de facteurs dont le premier est la lassitude de l’opinion publique américaine, épuisée et usée par les multiples interventions menées depuis les attentats de 2001 (2). L’objectif est d’en finir avec les « guerres sans fin » de l’administration George W. Bush (2001-2009), qui ont coûté, jusqu’à l’année fiscale 2022, 8 043 milliards de dollars aux États-Unis et dont le coût humain se compte en milliers de vies. L’échec afghan et la prise de Kaboul par les talibans en août 2021 confortent le président démocrate dans sa décision de mettre fin à la mission américaine en Irak.

L’annonce du retrait par Joe Biden à l’issue de la signature, en juillet 2021, d’un accord avec le gouvernement Moustafa al-Kazimi (2020-2022) prévoit la redéfinition d’une nouvelle phase dans la coopération militaire entre les deux pays. Prise dans le cadre plus large des négociations sur le nucléaire iranien, la Maison Blanche souhaite donner des gages de bonne volonté à la République islamique. En réalité, 1 500 hommes restent engagés sur le sol irakien, dont le statut passe de « combattant » à celui de « conseiller ». Déjà depuis 2018, les soldats américains ne participaient plus aux opérations sur le terrain, mais occupaient des fonctions dans le renseignement ou dans les attaques de drones et les tirs de missiles depuis les bases de l’US Army. Demeure une coopération globale sur les questions de sécurité et de soutien à l’armée irakienne et aux peshmerga kurdes. 

Sur le plan intérieur, la conclusion de l’accord irako-américain permet à Moustafa al-Kazimi de maintenir le dialogue avec Washington tout en donnant des gages aux milices chiites pro-iraniennes sur lesquelles il veut s’appuyer pour briguer un deuxième mandat. C’était sans compter le résultat des élections du 10 octobre 2021, qui ont laissé se développer l’hypothèse d’un conflit intrachiite (3). Boycotté par une majorité de la population (l’abstention a atteint 56,7 %), le scrutin a placé le Mouvement sadriste en tête (10 % des voix et 73 sièges sur 329), préfigurant le début d’une grave crise. Figure de la lutte contre l’occupation américaine, Moqtada al-Sadr est une personnalité centrale de la scène publique irakienne. Son engagement dans la guerre contre l’EI lui assure une série de succès électoraux et la faveur de la rue, faisant de lui un soutien indispensable pour qui espère former un gouvernement. Mais ses ambitions sont régulièrement contrées par ses opposants pro-iraniens, dont l’objectif est de l’isoler.

L’Irak traverse une nouvelle phase d’instabilité depuis l’été 2022. Celle-ci s’inscrit dans le bouleversement continu que connaît le pays depuis 2003 et apparaît comme l’aboutissement des tensions enflammant les factions chiites, sur lesquelles plane l’ombre de Téhéran. L’annonce, le 29 août 2022, par Moqtada al-Sadr de son retrait de la vie politique est la énième tentative d’impulser dans un contexte de crispation son projet d’union de majorité en ralliant la rue à sa cause. Le même jour, un important mouvement de contestation est organisé par ses partisans, qui parviennent à prendre d’assaut le palais de la République, avant d’être réprimé. Près de 30 morts et plus de 350 blessés sont comptabilisés dans les affrontements qui ont eu lieu dans la zone verte entre les Brigades de la paix, proches de Moqtada al-Sadr, et les Unités de mobilisation populaire, pro-Iran. Le 13 octobre, un vote au Conseil des représentants a permis l’élection du Kurde Abdel Latif Rachid à la présidence de la République, et la nomination de Mohamed Chia al-Soudani au poste de Premier ministre.

Bagdad au centre du jeu stratégique dans le Golfe

Pour la plupart des analystes américains, la politique américaine au Moyen-Orient reste incertaine. L’annonce du retrait des troupes, si elle démontre un désintérêt pour la région, ne signifie toutefois pas un désengagement total. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, qui a enrayé la stratégie du pivot vers l’Asie, la Maison Blanche semble revoir ses priorités. À l’occasion du sommet de Djeddah (Arabie saoudite) de juillet 2022, Joe Biden a ainsi réaffirmé l’engagement américain dans la région après avoir passé le début de son mandat focalisé sur la guerre en Ukraine et sur l’influence de la Chine en Asie. Il confirme l’intérêt des États-Unis pour renforcer les liens avec les monarchies du Golfe, préoccupées par les retraits successifs d’Afghanistan et d’Irak. Ils sont en effets trop importants pour la délaisser, en particulier si cela signifie abandonner l’Irak à son sort, en proie à un mélange explosif de tensions communautaires (pouvant aller jusqu’à la guerre civile) et de groupes terroristes. Un Irak fort apparaît telle une priorité stratégique pour sécuriser la péninsule Arabique, assurer la stabilité des exportations mondiales de pétrole et de gaz et lutter à la fois contre l’Iran et le djihadisme, tout en rassurant l’allié israélien. Conscient de ce rôle, Téhéran souhaite maintenir les divisions au sein de la classe politique et de la population.

Les États-Unis doivent réaliser que leur objectif principal est de soutenir la capacité de l’Irak à être stable et indépendant. Mais cela passe par de nombreux défis, à savoir redorer l’image américaine, participer à la reconstruction de l’économie et du système politique irakiens afin de créer une structure de gouvernance efficace, et ce pour permettre l’indépendance d’un Irak en mesure de contribuer durablement à la sécurité dans le Golfe. En poursuivant des buts à court terme ces deux dernières décennies, les États-Unis n’ont pas mesuré l’importance qu’occupait l’Irak au Moyen-Orient : plutôt que de se concentrer sur ce rôle essentiel, Washington a préféré miser sur la lutte antiterroriste et diviser les dossiers en priorisant une détente avec l’Iran pour stabiliser l’Irak. Se retirer de ce dernier, ce serait faire reposer la sécurité intérieure de l’Irak sur la force seule de l’armée nationale. Or, bien que formée par les conseillers américains, elle est affaiblie par des tensions internes et n’est pas en mesure de faire face à la réorganisation de l’EI (4). Tant que les sunnites ne seront pas pleinement intégrés dans les systèmes étatiques irakien et syrien, puisque c’est sur cette base sunnite syro-irakienne qu’elle s’appuie pour se développer, Daech continuera de constituer un risque international permanent dans la région, donc pour les intérêts américains. Or cette intégration ne semble pas prévue par le parrain iranien.

Par cette vision à court terme, les Américains ont par ailleurs sous-estimé l’importance stratégique que revêt l’Irak pour la Chine et la Russie, tandis qu’ils ont obscurci le rôle que pouvait jouer Bagdad dans la stabilité régionale pour les exportations pétrolières. Si la stratégie de Washington est de concurrencer Pékin dans le cadre du pivot vers l’Asie, l’investissement chinois en Irak avec les nouvelles routes de la soie devrait conduire les États-Unis à conserver un intérêt soutenu au Machrek. Parallèlement aux accords commerciaux conclus ces dernières années avec plusieurs producteurs de pétrole – dont un signé en mars 2021 avec l’Iran –, la Chine a misé sur l’Irak pour sa diversification des sources d’approvisionnement énergétique. Entre Téhéran, Pékin et Washington, l’Irak n’a pas fini d’être au cœur des jeux d’influence. Ainsi, lorsque Joe Biden réitère, en juillet 2022, son soutien à Bagdad dans la lutte contre le terrorisme et la nécessité d’« un Irak fort capable de se défendre », certains analystes émettent l’hypothèse d’un renouveau stratégique. Reste au gouvernement de Mohamed Chia al-Soudani à faire ses preuves pour sortir de manière pérenne le pays de l’impasse politique. 

Notes

(1) Myriam Benraad, « L’Irak au défi de Daech », in Les Cahiers de l’Orient, vol. 121, no 1, 2016, 
p. 11-19.

(2) Jean-Loup Samaan, « The Long Goodbye : les États-Unis et le désengagement militaire du Moyen-Orient », in Hérodote, no 184-185, 1er et 2e trimestres 2022, p. 235-248.

(3) Adel Bakawan, « Pourquoi le diable attend les Irakiens ? », Centre français de recherche sur l’Irak, 26 septembre 2022.

(4) Adel Bakawan, « Le retour de Daech, grand gagnant du jeu géopolitique au Moyen-Orient », Centre français de recherche sur l’Irak, 28 janvier 2022.

Légende de la photo en première page. : Un Irakien travaille à la reconstruction de la grande mosquée Al-Nouri de Mossoul, détruite en juin 2017 par Daech, le 10 juillet 2022. © Xinhua/Khalil Dawood

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°57, « Joe Biden et le « casse-tête » moyen-oriental », Janvier-Mars 2023.
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