Les défenses antimissiles ont le vent en poupe, en Europe – elles sont incluses dans l’European sky shield initiative (ESSI) allemande, sur les segments du bas endoatmosphérique et de l’exoatmosphérique – et ailleurs. Dans la foulée des succès israéliens face aux Houthis et à l’Iran, les États-Unis parlent à présent d’un « Dôme de fer » ou un « Dôme doré », tandis que la Russie, le Japon et la Corée du Sud poursuivent leurs efforts et que la Chine, dernière venue, a récemment présenté le HQ-19.
Dans le cas américain, les travaux sur les systèmes antimissiles ne sont pas récents, les États-Unis s’étant rapidement positionnés en pointe. Ils sont devenus prioritaires après le lancement du Spoutnik (1). Les vicissitudes des programmes successifs – Nike Zeus/Nike X ; Sentinel ; Safeguard ; Strategic defence initiative (SDI) ; Global protection against limited strikes (GPALS) ; actuel Ballistic missile defence system (BMDS) – sont aussi bien techniques que budgétaires, et opérationnelles. Pour autant, la philosophie derrière le déploiement des systèmes a évolué. Les États – Unis avaient une espérance historique de disposer du système le plus étanche possible, mais ont oscillé entre capacités d’interception limitées et maximalistes. Si le traité ABM (Anti-ballistic missiles) de 1972 autorisait deux sites de défense antimissile dotés chacun de 100 missiles, limite ramenée à un seul par le protocole additionnel de 1974, la SDI puis la GPALS changent la donne.
Qu’il s’agisse des projets – aussi grandioses que peu scientifiquement établis – de satellites laser ou des logiques de déploiement de milliers de microsatellites (Brilliant peebles), les capacités d’interception ne sont plus uniquement lancées du sol et impliquent une option d’interception maximaliste. La fin des années 1990 amène un nouveau changement de perspective : l’interception de missiles stratégiques sera limitée, permettant d’éviter des tirs accidentels. Surtout, un étagement se crée, avec une ventilation des systèmes d’interception selon leurs cibles potentielles et les altitudes d’engagement – en phase ascendante, exoatmosphérique, haut endoatmosphérique, bas endoatmosphérique –, systèmes qui doivent être intégrés dans un système de commandement et de contrôle plus ou moins unique.
La distinction entre défense antimissile de défense de territoire et défense antimissile de théâtre opérant au profit des forces déployées s’estompe dès lors que les systèmes deviennent complémentaires et qu’une trame se forme. C’est d’autant plus le cas que deux types d’intercepteurs brouillent les cartes. Le THAAD (Terminal high altitude air defense), utilisé par l’US Army, peut frapper jusqu’à une altitude de 150 km des cibles variées allant jusqu’au missile de portée intermédiaire – avec un essai d’interception de ce type réussi en 2017. De même, le missile SM‑3 peut frapper à plus de 900 km d’altitude, et jusqu’à plus de 1 000 km de son point de lancement. Ces brouillages catégoriels ont été l’un des facteurs qui ont contribué à la dégradation des relations américano – russes dans les années 2000, Moscou estimant que les travaux américains étaient de nature à affaiblir sa dissuasion ; et Washington se retirant en 2002 du traité ABM.
Les contours du futur « Dôme de fer » américain ont été délimités dans un Executive Order publié le 27 janvier. Le futur système implique de revenir à une posture plus maximaliste, envisageant une défense contre tous les types d’engins balistiques et hypersoniques et les missiles de croisière. Ce faisant, il s’agit, en plus des nécessaires systèmes de détection, de revenir à des déploiements depuis l’espace afin de permettre l’interception en phase ascendante, tout en disposant d’une protection des combattants déployés (2). On imagine également que, ce faisant, les dilemmes stratégiques liés à la dialectique de la défensive et de l’offensive en stratégie nucléaire qui avaient été observés durant la guerre froide referont surface (3).
Comparativement, l’URSS puis la Russie n’ont pas été en reste. Moscou s’est également rapidement employé à déployer, dès la fin des années 1950, les systèmes A, A‑35 puis A‑135 – ce dernier étant entré en service opérationnel en 1995. Les travaux se poursuivent sur l’A‑235, dont l’un des missiles, le PL‑19 Nudol, a été engagé dans un essai antisatellite le 15 novembre 2021. La Russie dispose également de systèmes de défense de théâtre de longue portée. Le missile S‑500 Prometei/Triumfator‑M autorise ainsi des interceptions de missiles balistiques à moyenne portée, et probablement de missiles balistiques à portée intermédiaire, jusqu’à 500 km de distance et à une altitude comprise entre 100 km et 200 km. La Russie a en outre une riche tradition en systèmes lourds endoatmosphériques de défense de théâtre avec les SA‑12A/B (S‑300V) et leur version modernisée SA‑23 (S‑300VM/VMD/V4). La performance de ces derniers en Ukraine n’a cependant pas impressionné face aux tirs de MGM‑140 ATACMS.
Nouveaux sortants… et nouveaux venus
Sur l’échiquier européen, la défense antimissile est historiquement une affaire américaine. La mise en place de l’ALTBMD (Active layered theater ballistic missile defence) par le double déploiement de quatre destroyers Aegis dotés du missile SM‑3 en Espagne et, surtout, la construction et la mise en service de deux bases Aegis Ashore en Roumanie (2016) et en Pologne (2024) a été source de fortes tensions entre les États-Unis et l’OTAN d’une part et la Russie d’autre part. Pour Moscou, le déploiement de capacités présentées comme devant intercepter un éventuel tir iranien est susceptible de remettre en cause sa capacité dissuasive. Techniquement, l’argument est douteux : face aux États – Unis, les missiles russes seraient tirés via le pôle Nord, à une distance nettement supérieure à celle atteinte par les SM‑3. Par ailleurs, quand bien même la portée de ces derniers serait suffisante, les 48 missiles basés à Deveselu et à Redzikowo (24 pour chaque base) sont évidemment trop peu nombreux pour intercepter plus de 2 000 têtes stratégiques (4)…
Stratégiquement, la Russie craint un usage de ces bases pour d’autres fonctions – le tir de missiles de croisière Tomahawk –, mais semblait surtout considérer que les décisions de déploiements n’auraient pas dû être prises, à l’époque, sans son aval. Les intentions de la nouvelle administration Trump à l’égard des déploiements européens sont toutefois encore peu claires et Moscou pourrait chercher à utiliser le changement de donne politique pour négocier un retrait de ces capacités. Berlin, de son côté, doit recevoir cette année la batterie Arrow‑3 et les missiles commandés en 2023 à Israël pour 3,5 milliards de dollars. Un missile qui a fait la preuve de son efficacité face à l’Iran, mais qui a été développé avec des fonds américains, Washington ayant autorisé son exportation en 2023… Jusqu’à une éventuelle révocation ?
Reste le cas européen, avec les projets HYDEF (Hypersonic defence) et TWISTER (Timely warning and interception with space – based theatre surveillance) respectivement confiés à des consortiums emmenés par la firme espagnole SENER et par MBDA. Ce dernier a présenté son missile Aquila pour la première fois en 2023. Mais aucun essai n’est encore programmé pour ce qui n’est encore que de la R&T, et surtout aucune commande n’est encore passée. En l’occurrence, ces programmes européens de missiles antibalistiques acquièrent une importance renouvelée dans un contexte où le tir d’un engin de portée intermédiaire à charge conventionnelle Oreshnik soulève en France – où était adoptée en mars 2025 une posture ouverte à une dissuasion étendue – la question de la nature de la riposte. La possibilité d’attaques conventionnelles sur le sol européen non français implique, en l’état actuel, un « tout ou rien nucléaire » qui n’est pas, politiquement ou stratégiquement, tenable. Une défense de territoire couplée à des capacités balistiques conventionnelles apparaissent comme des moyens de résoudre ce dilemme (5).
Changement de donne asiatique
Au-delà du cas indien traité par ailleurs (6), les développements les plus significatifs en défense antimissile ont été observés en Corée du Sud et en Chine. Au fil des ans, la posture antimissile de Séoul a considérablement évolué. D’abord sous le « parapluie nucléaire » américain – comprenant le déploiement de charges sur place jusqu’en 1992 –, elle a cherché à développer des capacités antimissiles au fur et à mesure des annonces nord – coréennes. Disposant de radars d’alerte avancée Green Pine, Séoul s’est ensuite dotée de SM‑3, qui seront à terme lancés depuis neuf destroyers de la classe Sejong Daewang. Face aux essais nord-coréens, les États-Unis ont déployé une batterie THAAD avant que Séoul ne conçoive son propre système, le L‑SAM. Le L‑SAM I, testé pour la première fois le 22 novembre 2022 et dont le développement s’est achevé en décembre 2024 en vue d’une production devant commencer cette année, va connaître deux versions. La première est un missile antiaérien de longue portée – l’un des rares à pouvoir opérer dans la très haute altitude – tandis que la deuxième est un système antimissile endoatmosphérique, jusqu’à 60 km d’altitude et 150 km de distance.
Le développement du L‑SAM II a été lancé en janvier 2025. Il porte sur un système exoatmosphérique proposé lui aussi en deux versions. La première, dite HAI (High altitude interceptor) est un intercepteur hit-to-kill dont plusieurs briques technologiques ont déjà été testées et dont l’altitude d’engagement maximale serait de 120 km. La deuxième, le GPI (Glide phase interceptor) est destiné à l’interception de charges hypersoniques et pourrait mener des interceptions jusquà 180 km d’altitude. Dans le bas du spectre, Séoul dispose également du M‑SAM, ou Cheolmae 2, conçu en coopération avec la Russie, et d’une portée de 40 km. Système antiaérien, il a également des applications antimissiles dans le bas endoatmosphérique (7).
En Chine, le développement des systèmes antimissiles s’est accéléré, sur fond d’accroissement des capacités nucléaires stratégiques. Le DN‑3, premier intercepteur exoatmosphérique a été testé avec succès au moins en 2018 et en 2021 et aurait également des fonctions antisatellites. Il semble basé sur le missile balistique DF‑21. La Chine construit aussi plusieurs radars, dont un à Jiamusi, dans la province de Heilongjiang (nord-est du pays) et met en place une constellation de satellites d’alerte avancée. Dans le domaine endoatmosphérique, le missile HQ‑19 a été présenté pour la première fois au salon de Zhuhai de novembre 2024, mais semble testé depuis 2010. Comparable au THAAD américain, il pourrait intercepter des cibles évoluant jusqu’à 10 000 m/s, jusqu’à une altitude de 200 km et une portée de 300 km, la batterie disposant d’un radar offrant une portée de 4 000 km. Le HQ‑26 serait en cours de développement. Semblable au SM‑3, il serait déployé depuis les croiseurs Type‑055.
Notes
(1) Voir notamment Jean-Philippe Baulon, Défense contre les missiles balistiques, coll. « Bibliothèque stratégique », Economica/ISC, Paris, 2006, et L’Amérique vulnérable ? (1946-1976), coll. « Bibliothèque stratégique », Economica/ISC, Paris, 2006.
(2) Dans un contexte, en l’occurrence, d’insuffisances bien réelles des capacités américaines : Jean-Jacques Mercier, « Défense aérienne : une délicate remise en ordre », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 89, avril-mai 2023.
(3) Joseph Henrotin, « Hypersoniques contre antimissiles : un jeu de dupes ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 88, février-mars 2023.
(4) Les États-Unis avaient offert à la Russie, début février 2022, d’opérer des visites de vérification, sur la base d’un régime de réciprocité. On note par ailleurs que 48 missiles Tomahawk ne représentent que la moitié d’une salve de destroyer Arleigh Burke, dont plus de 60 unités sont en service…
(5) Joseph Henrotin, « Renouveau de la dissuasion conventionnelle ? Du tir de l’Oreshnik et de ses conséquences », Défense & Sécurité Internationale, no 175, janvier-février 2025.
(6) Alexandre Sheldon-Duplaix, « Le programme ABM indien », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 83, avril-mai 2022.
(7) Philippe Langloit, « Cheolmae 2 : la Corée du Sud passe au S-400 », Défense & Sécurité Internationale, no 77, janvier 2012.
Légende de la photo en première page : Tir d’un GBI (Ground-based interceptor). Ayant connu plusieurs échecs, il sera remplacé par le NGI (Next generation interceptor). (© US Air Force)