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SCAF : et si l’Europe misait sur un bombardier furtif ?

Patrick Gaillard. On vous connaît surtout, ces derniers temps, pour votre drone Aarok, présenté au dernier salon du Bourget et dont le premier vol est imminent. Mais Turgis Gaillard est à l’origine un bureau d’étude qui a présenté de nombreux concepts innovants.

Dans un article publié dans Revue Défense Nationale en décembre 2024, vous avez évoqué la possibilité de développer, dans le cadre du programme SCAF, non pas un chasseur furtif comparable au F-22 (le NGF), mais plutôt un bombardier furtif semblable au B-21 américain. Selon vous, il s’agirait d’un excellent complément aux F-35, Eurofighter et Rafale déjà opérés par les membres du programme SCAF. Pouvez-vous revenir brièvement sur les avantages opérationnels du système AVF (Aile volante furtive) que vous théorisez ?

Tout d’abord, il faut bien préciser que l’article auquel vous faites référence est un exercice de prospective, une réflexion ouverte. Ce n’est ni un travail scientifique ni, naturellement, une ambition industrielle pour Turgis Gaillard ! Il m’a semblé utile de partager ces interrogations dans notre communauté, et de fait, c’est une contribution qui a donné lieu à de riches échanges !

Pour en venir à votre question, commençons par les avantages opérationnels. La guerre aérospatiale contemporaine me semble se caractériser par trois faits technologiques majeurs : premièrement, la mise en réseau des aéronefs, et donc de leurs capteurs et de leurs missiles ; deuxièmement, la portée de plus en plus grande de ces capteurs et de ces missiles ; troisièmement, la furtivité.

Par ailleurs, la guerre aérospatiale est de plus en plus décisive pour le reste des engagements : c’est la supériorité aérienne, même locale, qui assure la liberté d’action et donne l’ascendant. Sans supériorité aérienne, on en vient très vite à l’imbrication des forces terrestres, et donc à un point d’équilibre fortifié qu’on appelle une tranchée. C’est ce qu’on voit en Ukraine.

Il faut donc agir en supériorité aérienne, soit en nettoyant le ciel des avions ennemis, soit en dissimulant les avions amis. Et idéalement en faisant les deux. Pour cela, il faut un avion furtif connecté, mais aussi un avion qui dispose d’une grande endurance, pour éloigner ses bases et ses ravitailleurs en vol de la ligne de front. Le but est donc de créer une surprise stratégique, et de rester longtemps dans le ciel contesté pour collecter du renseignement et traiter instantanément les « Time Sensitive Target ». Enfin, il faut un avion qui emporte beaucoup d’armement, parce qu’il ne se posera pas souvent !

Un avion qui emporte beaucoup de carburant et d’armement est un bombardier. Mais un bombardier aujourd’hui, grâce aux liaisons de données tactiques et à la portée des missiles, peut facilement être un croiseur lance-missiles, comme ambitionnaient de l’être les F6D Missileer et F-108 américains de la guerre froide.

Les défauts de cette plateforme dans la mission de supériorité aérienne – essentiellement sa faible manœuvrabilité et sa vitesse subsonique – semblent finalement équilibrés par rapport à ceux de plateformes plus petites, comme les chasseurs, qui seront rarement à plus de 1 000 km des avions de ravitaillement en vol à forte SER [Surface équivalente radar, NDLR], et qui épuiseront rapidement leurs petites soutes de missiles.

Sur le plan politique et industriel, votre proposition permettrait également de développer et de renforcer une filière aéronautique européenne souveraine, aussi bien dans le secteur de la défense que dans celui de l’aviation civile, puisque des ailes volantes de grandes dimensions sont une des pistes envisagées pour de futurs avions de ligne. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ces aspects ?

C’est un aspect décisif ! Le SCAF sera un programme de plusieurs dizaines de milliards d’euros, autant lui donner des retombées civiles. Un bombardier furtif de 80 à 100 tonnes, qui me semblerait le bon format, sera nécessairement une aile volante, avec deux moteurs de 20 tonnes de poussée. Il s’agit donc de l’architecture la plus optimisée pour réduire la traînée aérodynamique, et donc diminuer la consommation de carburant et les émissions polluantes, ainsi que du type de moteur que les avionneurs attendent depuis longtemps pour pouvoir lancer l’avion de milieu de gamme, entre les plus gros monocouloirs, plafonnant à 101 tonnes, et les plus petits wide-body, qui débutent à 228 tonnes.

Cet aéronef permettrait donc à Airbus de prendre de l’avance dans la façon de concevoir une aile volante, de développer et de certifier ses commandes de vol, mais aussi de réaliser ses moyens de production industrielle. Et à Boeing de lancer son NMA [New Midsize Aircraft, nouvel avion de taille intermédiaire, NDLR] avec des moteurs européens !

Avec l’AVF, vous mettez en lumière certaines contradictions apparentes du programme SCAF : les nations et industriels semblent surtout batailler pour obtenir les meilleures concessions possibles sur le hardware, à savoir le NGF lui-même, alors même que, vous le démontrez, le véritable enjeu à l’échelle du continent semble être celui du système d’information de combat, sur lequel il faudrait pouvoir interfacer des vecteurs aériens différents et surtout complémentaires. Pensez-vous que, en s’extirpant du NGF, il serait possible de développer d’autres aéronefs intégrés au SCAF, aux côtés d’une éventuelle AVF ?

C’est un autre élément essentiel : Dassault Aviation et Safran n’ont absolument pas besoin de partenaires pour faire un chasseur furtif de sixième génération.

Je suis par ailleurs convaincu, à titre personnel, qu’il est moins cher de faire un avion seul qu’en coopération. Il me semble que les comparaisons entre le Tornado et le Mirage 2000, ou le Rafale, le Gripen et l’Eurofighter, le montrent bien… En revanche, le système d’information est une autre paire de manches… Il faut à la fois faire une liaison de données tactique difficile à intercepter et à brouiller (comme le MADL du F-35), un cloud de combat (ce que personne n’a encore jamais fait), une infrastructure de partage de l’information distribuée (certainement avec des satellites et des drones relais), tout en garantissant l’interopérabilité. Ce n’est franchement pas trivial.

L’un des enseignements du programme Scorpion est que mélanger un programme de C2 (commandement et contrôle) disruptif avec un programme de renouvellement de plateformes est une très mauvaise idée : la tendance naturelle et légitime des armées est de rogner sur les ambitions de long terme pour sanctuariser le remplacement de ce qu’on a déjà et qui tombe en capilotade.

En somme, je suis parfaitement d’accord avec vous : donnons déjà au SCAF l’ambition de créer le C2 (LDT, cloud de combat et infrastructure), connectons-y les Rafale F5 et les Eurofighter, le prochain UCAV annoncé par Monsieur le ministre des Armées, et prenons le temps d’imaginer la bonne plateforme.

Comme l’a dit Éric Trappier [directeur général de Dassault Aviation, NDLR], libre alors à chacun de concevoir celle qu’il estime être la plus pertinente pour ses usages : un avion juste assez gros pour emporter l’ASN4G, tout en pouvant aponter pour la France ; un avion capable de patrouiller longuement en mer du Nord pour les Anglais ; ou l’AVF que je propose à la sagacité des autorités en charge de la programmation capacitaire.

Depuis la rédaction de votre article en novembre 2024, le contexte géopolitique a connu des bouleversements inédits, poussant les nations européennes à prendre leurs distances vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous que cela vienne crédibiliser l’idée de l’AVF, notamment si l’Europe veut pouvoir s’imposer comme une puissance mondiale indépendante des États-Unis ? Ou, au contraire, est-ce que cette nouvelle situation rend l’AVF moins séduisante, à la fois en poussant les pays européens à se concentrer sur l’Est et en rendant prioritaire la conception de chasseurs furtifs européens qui ne soient pas des F-35 ?

Tout d’abord, il faut bien prendre en compte que le temps des programmes d’armement n’est pas le temps de la politique. Dans trois ans et demi, Donald Trump ne sera plus là, par la force des choses. Or la plateforme du SCAF arrivera en service à l’horizon 2040… Il peut se passer beaucoup de choses entretemps.

C’est donc d’abord l’intérêt européen qui prime, et plus nous serons souverains sur le plan capacitaire, plus nous serons libres de nos décisions. Je pense qu’un programme AVF sanctuariserait le continent européen et crédibiliserait la place de l’Europe en tant qu’allié. Je vais tout de même parler un peu de politique de court terme : il me semble que les intérêts de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne seront bien alignés pour les trois années à venir ; autant en profiter pour lancer ce programme dont je suis convaincu qu’il aurait sur le plan militaire l’impact que l’A300 a eu sur le plan civil.

Enfin, si on en revient aux architectures, il ne me semble pas qu’un avion de type F-35 soit la bonne plateforme pour une Europe souveraine. Il faut un gros avion furtif pour la supériorité aérienne et la frappe dans la profondeur, des avions conventionnels pour faire masse, certainement aussi des drones furtifs pour emporter de l’armement, et enfin peut-être un petit chasseur furtif hyper maniable et hyper rapide pour aller s’enrouler avec les avions de supériorité aérienne ennemis. Mais je ne perçois pas l’intérêt d’un petit chasseur furtif pataud.

Ces derniers mois, la Chine a exhibé plus ou moins volontairement de nouveaux prototypes de chasseurs furtifs, certains semblant optimisés pour la chasse aux bombardiers à longue distance. On parle aussi de plus en plus de constellations satellitaires en orbite basse capables de repérer et de traquer des bombardiers furtifs, et d’autres mesures anti-furtivité au sein des bulles A2/AD (Anti-Access / Area Denial). Face à ces menaces émergentes, et en l’absence de chasseurs furtifs d’escorte, le programme AVF resterait-il pertinent ?

C’est clairement le point d’attention. Surtout que les IRST [Infrared Search and Track, ou veilles infrarouges, NDLR] sont LA révolution majeure. On le voit avec l’intégration des pods Legion sur les avions américains, et avec les évolutions en cours sur le F-22. Il semble bien qu’un des deux avions chinois, le plus gros – celui que beaucoup de gens appellent J-36 –, possède deux très larges capteurs IRST à l’avant.

Maintenant, cela fait trente ans qu’on annonce la fin de la furtivité, et c’est la raison pour laquelle le B-2 a hérité d’un design si tourmenté. Cela fait donc trente ans qu’il traîne cette pénalité, alors que les furtivités (notamment SER et infrarouges) sont toujours la clé de la supériorité opérationnelle.

À tout prendre, la feuille de route capacitaire esquissée (développement du SCAF en tant que C2, auquel on associe les chasseurs actuels, les UCAV, puis les nouvelles plateformes, que cela soit le NGF ou bien l’AVF) me semble encore la plus conservatrice et protectrice des intérêts de la France et de ceux de nos alliés européens. 

Propos recueillis par Yannick Smaldore le 17 mars 2025.

Légende de l’image en première page : Le bombardier B-21 Raider de Northrop Grumman sera plus compact, moins cher et plus polyvalent que l’actuel B-2 Spirit. Outre les habituelles armes air-sol, l’US Air Force pourrait bien équiper le B-21 de missiles air-air à longue portée. Un appareil similaire, conçu à l’échelle européenne, pourrait être un complément pertinent à des flottes de chasseurs modernes et de drones de combat plus légers. (© USAF)

Article paru dans la revue DefTech n°13, « Comment préparer la guerre aérienne de demain », Mai-Juillet 205.
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