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Les États-Unis davantage menacés de l’extérieur… ou de l’intérieur ?

Le 6 janvier dernier, des manifestants pro-Trump envahissaient le Capitole pendant la certification de l’élection présidentielle. Si certains ont vu apparaître les prémices d’une guerre civile au cours de l’élection présidentielle passée, comment expliquer la polarisation de la société américaine et les risques qui en découlent ?

Guerre d’indépendance contre la Grande-Bretagne ; guerre mexicano-américaine ; guerre philippino-américaine ; guerre hispano-américaine ; première et deuxième guerres mondiales ; guerre de Corée ; guerre du Vietnam ; guerre en Afghanistan ; et, bien sûr, première et deuxième guerres en Irak. Dès leurs premiers balbutiements, les États-Unis ont été impliqués dans des conflits armés. D’abord pour s’affranchir de l’Empire britannique et devenir souverains ; tantôt pour étendre leur territoire ; ensuite pour défendre leurs valeurs et leurs intérêts. La liste de ces conflits est par ailleurs incomplète, puisqu’il faudrait y inclure le conflit armé ayant causé le plus grand nombre de morts américaines, et de loin, de l’histoire du pays : la Guerre civile.

Si « unité » fait partie du nom du pays, « division » fait partie de son ADN. Cette division n’est pas que négative, au contraire : à la base, elle permet d’infuser à ce vaste pays une richesse culturelle extraordinaire, ne serait-ce que par son énorme diversité. Elle favorise des débats de société de fond continuels, poussant chaque génération au compromis et au travail acharné de façonner une « Union plus parfaite », pour citer la Constitution américaine elle-même.

Elle rend par le fait même la vie politique fascinante et passionnante. En somme, plus le pays se divise devant nos yeux, plus il semble attirer notre regard et notre intérêt. Les quatre dernières années, si éclatées, auront été historiques à bien des égards, à commencer peut-être simplement par celui-ci : le taux de participation aux élections. Ce dernier était, en 2018, à son plus haut pour des élections de mi-mandat en plus d’un siècle. Tout comme il était, en 2020, à son plus haut pour des élections présidentielles… en plus d’un siècle (1).

Les problèmes débutent, évidemment, lorsque passion devient tension — et que cette dernière prend une ampleur menaçant l’intégrité même du système. Alors que l’on entame 2021 avec l’arrivée d’une nouvelle administration à Washington, c’est précisément le risque que courent les États-Unis.

La longue marche de la polarisation

Le mot « polarisation » semble être sur toutes les lèvres actuellement aux États-Unis. Or, il suscite encore beaucoup d’incompréhension. En effet, « division » et « polarisation » ne veulent pas tout à fait dire la même chose : les États-Unis ont déjà exhibé d’importantes divisions sans que leur système politique ne soit profondément polarisé.

En 1950, l’Association américaine de science politique (APSA) émettait un rapport dans lequel elle appelait à un système politique plus « responsable » — la critique étant que les deux partis majeurs n’étaient pas suffisamment différents l’un de l’autre, ce qui n’offrait pas un choix assez clair aux électeurs (2). En même temps, certains des enjeux les plus chauds du dernier siècle, à commencer par la question des droits civiques et de l’intégration des Afro-Américains, faisaient l’objet de vifs débats.

Or, ces débats avaient souvent lieu presque autant au sein des deux partis qu’entre ces derniers. La Convention nationale démocrate de 1948 avait d’ailleurs été le lieu de dispute intra-partisane majeure précisément sur la question des droits civiques — alors que l’aile ségrégationniste du parti avait quitté la convention dans le fracas après s’être objectée à l’adoption d’un programme promouvant une plus grande intégration raciale.

Une quinzaine d’années plus tard, lorsque le Congrès américain adoptait le Civil Rights Act (1964), c’était avec l’appui de plus de 80 % des élus républicains dans les deux chambres (3). Et c’était un démocrate, Lyndon Johnson, qui lui apposait la signature présidentielle. 
Autrement dit, même sur des enjeux brûlants, des éléments majeurs des deux partis travaillaient régulièrement ensemble pour faire avancer (et, à l’inverse, pour s’opposer à) différentes mesures. Cela était rendu possible car les partis n’étaient pas particulièrement homogènes.

La donne a commencé à changer de façon notable vers la fin du XXe siècle. Confronté à une situation budgétaire critique et à un Congrès démocrate, le président républicain George H. W. Bush, après avoir juré solennellement pendant la campagne précédente de ne jamais hausser les impôts, ouvrit la porte précisément à cela.

Cette décision créa la brèche que cherchait déjà un groupe d’élus républicains à la Chambre pour « purifier » le Parti républicain. Mené par le fougueux et rebelle représentant de la Georgie Newt Gingrich, ce groupe gagna graduellement en influence au fil des années suivantes, purgeant peu à peu le Parti républicain de ses éléments plus centristes et même à gauche du spectre politique américain, susceptibles de collaborer avec les démocrates (4).

Du côté démocrate, la marche inverse vers la gauche commença de façon sans doute plus marquée avec le départ de Bill Clinton et d’Al Gore de la Maison-Blanche au tournant du siècle. Clinton, ex-gouverneur populaire d’un État conservateur, avait présidé le pays en véritable centriste — à la fois défendant bec et ongles les positions démocrates sur des enjeux comme le droit à l’avortement et la nomination de juges plus à gauche et coopérant avec les républicains du Congrès sur d’autres enjeux comme la réforme de l’aide sociale et l’atteinte historique de l’équilibre budgétaire.

Dans les élections subséquentes, le parti démocrate choisit des candidats et des programmes de plus en plus à gauche : d’abord John Kerry en 2004, puis Barack Obama en 2008 — tous les deux sénateurs d’États profondément démocrates (le Massachusetts et l’Illinois) et tous les deux ayant reçu la distinction décernée par le National Journal de détenir le bilan le plus à gauche des 100 membres du Sénat américain (5).

Pendant ce temps, particulièrement après l’arrivée d’Obama à la Maison-Blanche, le Parti républicain continuait son homogénéisation en tant que parti résolument à droite de l’échiquier américain, notamment avec la montée du mouvement du « Tea Party » cherchant ouvertement à défaire pratiquement tout candidat ou élu républicain en poste ouvert à une augmentation des impôts ou du rôle de l’État dans l’économie.

À la fin de la présidence Obama, le niveau de polarisation dans les deux chambres du Congrès avait atteint un sommet jamais vu depuis… la Guerre civile. Les représentants et sénateurs démocrates étaient presque entièrement uniformément en bloc à gauche du spectre politique américain ; les représentants et sénateurs républicains, à droite. 
Et puis est arrivé Trump.

Polarisation et tribalisme

À un niveau de polarisation déjà saisissant s’est ajouté un tribalisme palpable à l’ère Trump. La nature du phénomène Trump, s’apparentant par moments davantage à un culte de la personnalité qu’à un mouvement politique traditionnel aux États-Unis, a semblé liquéfier les clans politiques.
À mi-chemin du mandat Trump, l’un des plus importants sondeurs républicains de la dernière génération, Frank Luntz, était interrogé sur ce que signifiait être républicain de nos jours. Sa réponse : être un supporteur de Donald Trump (6).

En réaction, les démocrates se sont systématiquement opposés à pratiquement toute initiative et nomination majeure de la Maison-Blanche, les chefs de file du parti s’affiliant ouvertement à un mouvement s’étant auto-baptisé « La Résistance » — un nom aux allusions historiques à la fois lourdes et peu subtiles.

Dans les mois précédant l’élection de 2020, la rhétorique dépassait largement la joute partisane — on évoquait la survie même de l’Amérique. Une victoire démocrate viendrait « détruire l’American Way of Life », clamait le président, qui accusait des membres démocrates du Congrès de carrément « détester notre pays » (7).

Sur le terrain, une chose revenait constamment : la grande hésitation du commun des mortels à parler ouvertement de politique, de crainte de créer de trop grandes tensions, voire fissures. En même temps, lorsqu’une équipe de politologues de l’Université de Stanford mena à l’automne 2020 une nouvelle vague d’une étude débutée quelques années plus tôt sur la violence politique, les résultats étaient sidérants.

Les chercheurs questionnaient les Américains, à l’échelle du pays, sur leur degré d’acceptation de la violence comme méthode pour faire avancer les objectifs politiques de leur parti. En 2017 — première année de la présidence Trump —, moins de 10 % se disaient au moins « un peu » ouverts au recours à la violence politique. En 2020, à quelques semaines du scrutin, ils étaient plus de 30 %, les pourcentages étant essentiellement égaux chez les électeurs démocrates et les électeurs républicains (8).

Dans ce contexte, les résultats électoraux furent presque les pires imaginables : bien qu’il ait gagné par environ sept millions de voix au vote populaire, Joe Biden n’aura dans les faits remporté le Collège électoral — avec 306 grands électeurs contre 232 à Donald Trump — que par moins de 50 000 voix dans trois États. Qui plus est, il l’aura fait officiellement après des jours de comptage, et après avoir renversé une lourde avance que détenait le président sortant au moment où les gens sont allés se coucher le soir du vote, en raison des votes par la poste (massivement plus favorables aux démocrates) comptés plus tard.

Le prétexte était donc parfait pour crier — sans aucune preuve à ce jour — à la fraude électorale massive.

L’aspect peut-être le plus profondément terrifiant de la scène — elle aussi historique — au Capitole le 6 janvier 2021 était la motivation exprimée par les insurgés, qui semblaient tous entièrement convaincus d’être là pour sauver leur pays.

Lors de son discours inaugural il y a 20 ans, le président Bush avait dit de la division partisane qu’elle était « si vivide que nous semblons parfois partager un continent, et non un pays (9) ». Alors que Joe Biden donnait le sien cette année, bon nombre d’Américains n’avaient pas simplement l’impression de cohabiter avec des étrangers — mais avec des ennemis.

Quelle voie de sortie ?

L’Amérique se trouve-t-elle donc sur le chemin d’une nouvelle guerre civile imminente ? À court terme, presque assurément pas. Cela dit, dans un climat aussi volatil, bien malin celui qui peut prédire loin dans l’avenir.
Des raisons justifient l’optimisme qu’exprime le nouveau président quant à la possibilité de « réunifier » le pays. La première est sa propre personne : il existe peu de dealmakers plus aguerris et reconnus que Joe Biden dans la classe politique à Washington, où sa longue carrière a été marquée par des amitiés personnelles et d’importantes négociations, souvent fructueuses, avec les élus du parti adverse.

De plus, les marges extrêmement minces dans les deux chambres du Congrès peuvent jouer en faveur des voix privilégiant le compromis. En effet, dans un contexte où les deux partis sont pratiquement à parité parfaite à la fois à la Chambre des représentants et au Sénat, il sera extrêmement difficile pour les démocrates de gouverner de façon unilatérale.

Ce faisant, des perches pourraient être tendues plus facilement aux républicains. Mais bon nombre d’entre eux les rejetteront d’emblée — et le simple fait de les leur tendre en premier lieu causera de la frustration au sein de l’aile la plus à gauche du parti démocrate. Or, cela pourrait avoir comme effet d’écarter les extrêmes des deux partis et de gouverner au centre.

Évidemment, ce scénario présume que le centre est toujours occupé par suffisamment d’élus à Washington. Or, rien n’est moins sûr. Et les minorités républicaines dans les deux chambres du Congrès pourraient, au contraire, faire le pari inverse : celui d’utiliser leur position de force relative pour tenter de court-circuiter pratiquement toute initiative de Biden, faisant le calcul que c’est le parti du président qui sera blâmé par l’électorat en cas d’impasse ou d’échec. Si cela s’avérait, les élections de mi-mandat de 2022 pourraient catapulter les républicains à la majorité, dont ils sont déjà si près.

Il y a également cette possibilité — triste mais réelle — que le gouffre non seulement politique, mais identitaire, soit simplement devenu trop grand. Que, malgré la bonne volonté de politiciens démocrates et républicains, le concept même d’identité américaine, éraflé par ces années de tribalisme aigu, soit devenu trop hétéroclite pour que le corps politique reflète quoi que ce soit d’autre qu’un pays continuant d’endurer une cohabitation en silos. 
Dans son discours inaugural, le président Bill Clinton déclarait : « Chaque génération d’Américains doit définir ce que veut dire être Américain » (10). Pour son assermentation, Clinton avait choisi de prêter serment sur une bible ouverte à la page d’un passage sur le prophète Isaïe, qui appelait les fidèles à « réparer la brèche ».

Cet appel est ô combien pertinent aujourd’hui — et s’annonce ô combien plus difficile aujourd’hui. À cette génération d’Américains de déterminer si elle peut y parvenir. 

Notes

(1) Michael McDonald, «National General Election VEP Turnout Rates, 1789-Present », United States Election Project, 2021 (http://​www​.electproject​.org/​n​a​t​i​o​n​a​l​-​1​7​8​9​-​p​r​e​s​ent).

(2) American Political Science Association, « Toward a More Responsible Two-Party System: A Report of the Committee on Political Parties », The American Political Science Review, 1950, vol. 44, no. 3.

(3) National Archives, « Roll Call Tally on Civil Rights Act 1964, June 19, 1964 », 1964 (https://​www​.archives​.gov/​l​e​g​i​s​l​a​t​i​v​e​/​f​e​a​t​u​r​e​s​/​c​i​v​i​l​-​r​i​g​h​t​s​-​1​9​6​4​/​s​e​n​a​t​e​-​r​o​l​l​-​c​a​l​l​.​h​tml).

(4) Steve Kornacki, The Red and the Blue: The 1990s and the Birth of Political Tribalism, New York, Ecco, 2018.

(5) Richard E. Cohen, « Kerry Rated Most Liberal Member of Senate », Government Executive, 2004 (https://​www​.govexec​.com/​f​e​d​e​r​a​l​-​n​e​w​s​/​2​0​0​4​/​0​2​/​k​e​r​r​y​-​r​a​t​e​d​-​m​o​s​t​-​l​i​b​e​r​a​l​-​m​e​m​b​e​r​-​o​f​-​s​e​n​a​t​e​/​1​6​0​54/) ; Brian Montopoli, « National Journal : Obama Most Liberal Senator in 2007 », CBS News, 2008 (https://​www​.cbsnews​.com/​n​e​w​s​/​n​a​t​i​o​n​a​l​-​j​o​u​r​n​a​l​-​o​b​a​m​a​-​m​o​s​t​-​l​i​b​e​r​a​l​-​s​e​n​a​t​o​r​-​i​n​-​2​0​07/).

(6) PBS Newshour, « ‘Not Productive Anymore’: GOP Strategist on Partisan Divide », 2019 (https://​www​.youtube​.com/​w​a​t​c​h​?​v​=​f​G​r​C​U​Y​a​0​nnk).

(7) Nikki Schwab, « Donald Trump Calls Ilhan Omar a ‘Horrible Woman Who Hates out Country’ then Accuses Her of Winning Democratic Primary by Fraud », Daily Mail , 2020 (https://​www​.dailymail​.co​.uk/​n​e​w​s​/​a​r​t​i​c​l​e​-​8​6​3​6​7​3​5​/​D​o​n​a​l​d​-​T​r​u​m​p​-​c​a​l​l​s​-​I​l​h​a​n​-​O​m​a​r​-​h​o​r​r​i​b​l​e​-​w​o​m​a​n​-​h​a​t​e​s​-​c​o​u​n​t​r​y​.​h​tml).

(8) Larry Diamond et al., « Americans Increasingly Believe Violence is Justified if the Other Side Wins », Politico, 2020 (https://​www​.politico​.com/​n​e​w​s​/​m​a​g​a​z​i​n​e​/​2​0​2​0​/​1​0​/​0​1​/​p​o​l​i​t​i​c​a​l​-​v​i​o​l​e​n​c​e​-​4​2​4​157).

(9) « President George W. Bush’s Inaugural Address », The White House, 2001 (https://​georgewbush​-whitehouse​.archives​.gov/​n​e​w​s​/​i​n​a​u​g​u​r​a​l​-​a​d​d​r​e​s​s​.​h​tml).

(10) « First Inaugural Address of William J. Clinton; January 20, 1993 », The Avalon Project at Yale Law School (https://​avalon​.law​.yale​.edu/​2​0​t​h​_​c​e​n​t​u​r​y​/​c​l​i​n​t​o​n​1​.​asp).

Légende de la photo en première page : Le 6 janvier 2021, des centaines d’émeutiers prennent d’assaut le Capitole des États-Unis, temple de la démocratie américaine, où se déroule au même moment l’étape finale du processus électoral suite à la victoire de Joe Biden. L’onde de choc s’est propagée à travers le pays, entraînant une vague de revendications pour que Donald Trump soit écarté du pouvoir alors qu’il est suspecté d’avoir incité ces partisans à mener ce que certains observateurs ont décrit comme une tentative de coup d’État. (© Shutterstock)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°60, « L’État des conflits dans le monde », Février – Mars 2021.
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