De la Libye au Caucase, en passant par la Méditerranée orientale, la très active politique étrangère de la Turquie a eu tendance à s’appuyer de plus en plus sur ses forces armées. Après plus d’une décennie de marginalisation, les militaires profitent d’un regain d’influence pour défendre leur vision stratégique. Quelles sont leurs ambitions géopolitiques ? Et jusqu’à quel point les ambitions et l’équipement de l’armée turque permettent-ils d’y répondre ?
Une analyse rapide de la situation des forces armées turques pourrait laisser à penser qu’elles sont désormais totalement subordonnées au pouvoir politique dont le président Erdoğan (depuis 2014) est la clé de voute. Or, la relation qui s’est nouée entre le chef de l’État et son armée est bien plus complexe. Elle ne repose pas seulement sur une suprématie du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, mais aussi sur un subtil jeu d’influence réciproque ayant conduit à une progressive convergence stratégique. Relégitimées par un activisme turc qui ne recule plus devant l’emploi du « hard power », les forces armées sont à même de proposer une vision géopolitique ambitieuse, qui n’est pas sans impact sur les choix de l’AKP. Toutefois, malgré l’expérience acquise au cours de plusieurs engagements de terrain récents, l’armée turque doit encore relever le défi essentiel de sa modernisation, en vue d’accéder à une réelle autonomie stratégique.
Une nouvelle convergence stratégique
Présente sur de nombreux théâtres d’opération, l’armée turque agit en synergie avec les ambitions géopolitiques affichées par Recep Tayyip Erdoğan. Cette étroite coopération peut surprendre au premier abord : le coup d’État manqué du 15 juillet 2016 avait en effet laissé le sentiment que les relations entre l’institution militaire et les islamo-conservateurs au pouvoir depuis 2002 demeuraient très tendues. C’est oublier que la majorité des forces armées ont refusé d’appuyer le putsch et sont restées loyales au gouvernement — ce qui n’avait pas été le cas lors des précédentes interventions militaires. Après coup, les purges massives qui ont frappé l’armée en ont chassé les éléments les plus hostiles au président Erdoğan, garantissant à ce dernier, sinon le soutien, du moins la loyauté de ses troupes. Mais parallèlement à cette politique répressive, l’exécutif turc a adopté une vision stratégique plus conforme aux positions traditionnellement défendues par les militaires.
L’armée est traditionnellement présentée comme la gardienne de la laïcité kémaliste, hostile par principe à l’islam politique. Toutefois, si l’on observe les discours de ses cadres, on note que les critiques qu’ils ont adressées à l’AKP depuis son accès au pouvoir sont en majorité relatives à des questions diplomatiques, stratégiques et sécuritaires. Recep Tayyip Erdoğan et son parti se sont ainsi vu reprocher leur soutien au plan Annan (2004) de réunification de Chypre dans le cadre d’un rapprochement avec la Grèce et l’Union européenne ; les tentatives de réconciliation avec l’Arménie, au détriment de l’allié azerbaïdjanais ; les crises et ruptures avec Israël, la Syrie baasiste ou l’Égypte du maréchal al-Sissi (depuis 2014) ; et le processus de paix entamé avec le PKK en 2013. Or, au cours de la dernière décennie, la vie politique turque a connu d’importants soubresauts qui ont changé ses équilibres internes et ont remis en cause ces orientations stratégiques. En raison de l’autoritarisme croissant du président Erdoğan, l’AKP a été délaissé par sa frange la plus libérale ; il a en contrepartie conclu une solide alliance avec le parti nationaliste MHP, concrétisée aux élections générales de 2018. Ce faisant, il a aussi dû prendre en compte la vision stratégique de ce nouvel allié, garant de sa majorité parlementaire.
Cette alliance entre conservateurs et nationalistes, ainsi qu’un environnement régional dégradé, ont conduit la Turquie à délaisser les politiques d’ouverture des années 2000 au profit d’une politique revendicative reposant sur la puissance armée. Le processus de paix avec le PKK a été abandonné en 2015, le gouvernement turc retournant à une approche essentiellement sécuritaire de la question kurde. Des ouvertures ont été faites à Israël dès 2016, puis à l’Égypte à partir de 2020. En Méditerranée, le président Erdoğan s’est ouvertement opposé aux revendications maritimes grecques tout en consolidant son alliance avec le pouvoir nord-chypriote, tandis que dans le Caucase, il a apporté un net soutien à l’Azerbaïdjan dans la guerre qui l’a opposé aux Arméniens du Haut-Karabagh à l’automne 2020. En quelques années, le discours du pouvoir politique turc s’est donc très largement aligné sur les thèses en vogue au sein de l’institution militaire. Cette convergence trouve sa personnification en la figure d’Hulusi Akar, chef d’état-major (2015-2018) puis ministre de la Défense (depuis 2018), qui assure la liaison entre le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan et les forces armées.
Les ambitions d’une puissance émergente
Jusqu’à la fin du XXe siècle, l’armée turque était pensée comme une force essentiellement défensive, attachée à la protection des institutions républicaines et du bloc anatolien. Dans ce contexte, l’armée de terre, aux effectifs nourris par une large politique de conscription, était au cœur du schéma stratégique turc. Or, les dernières décennies ont vu un certain nombre d’officiers développer une approche nouvelle, basée sur la puissance maritime et la capacité de projection de forces au-delà des frontières. On peut voir dans l’intervention armée de la Turquie à Chypre, en 1974, les prémices de ces idées, mais ce n’est qu’au cours des années 2000 et 2010 que celles-ci ont été théorisées. Elles ont pris la forme d’une doctrine, dite de la « Mavi Vatan » [Patrie Bleue], en référence au territoire maritime qui doit offrir sa profondeur stratégique à la nouvelle puissance turque (1).
Assez logiquement, c’est au sein du corps des amiraux qu’a été élaborée cette doctrine axée sur la puissance maritime. Deux figures en particulier ont joué un rôle crucial dans sa définition : Cem Gürdeniz, inventeur en 2006 du terme de « Mavi Vatan » et revendiquant pour la Turquie une zone économique exclusive (ZEE) maximaliste ; et Cihat Yaycı, chef d’état-major de la Marine (2017-2019) et partisan d’une entente avec la Libye en vue de revendiquer une frontière maritime commune. Tous deux rejettent la ZEE revendiquée par la Grèce, particulièrement vaste en raison de la présence de petites îles grecques à proximité des côtes turques. lls considèrent que la convention de Montego Bay (1982), sur laquelle s’appuie Athènes, ne saurait s’appliquer à la Turquie puisque celle-ci n’en est pas signataire. En s’appuyant sur leurs propres projections relatives au plateau continental anatolien, ils défendent pour la Turquie une ZEE maximaliste, qui doit être prise par la force si besoin. D’autre amiraux, comme Soner Polat (décédé en 2019), Mustafa Özbey ou Deniz Kutluk, par ailleurs d’origines idéologiques diverses, ont progressivement rallié ces idées, contribuant à leur donner une grande visibilité.
Dans un contexte d’intérêt croissant pour les ressources de la Méditerranée orientale, la question maritime a pris une place prépondérante au sein de la vision stratégique turque. Bien que les amiraux de la « Mavi Vatan » ne soient pas liés à l’AKP (Cem Gürdeniz se définit comme kémaliste et critique régulièrement le gouvernement, tandis que Cihat Yaycı reste très discret sur ses affiliations), leurs idées ont été reprises et revendiquées par le président Erdoğan à mesure que les tensions en Méditerranée s’intensifiaient. C’est ainsi que, suivant les préconisations de Cihat Yaycı, la Turquie a signé le 27 novembre 2019 un accord de délimitation maritime avec le Gouvernement d’entente nationale libyen, empiétant directement sur la ZEE revendiquée par la Grèce.
Au-delà d’une simple question de droit maritime, la « Mavi Vatan » relève d’une vision géopolitique beaucoup plus large. Certes, ses concepteurs revendiquent une conception défensive, présentant la défense de cette « Patrie bleue » comme la continuité du combat de Mustafa Kemal pour protéger le bloc anatolien. Mais la ZEE ainsi revendiquée par la Turquie doit aussi lui permettre de contrôler les grandes voies de passage entre la Méditerranée, la mer Noire et l’océan Indien (via la mer Rouge). Ce faisant, elle peut s’affirmer comme une puissance globale, gardienne des grandes routes du commerce maritime et des oléoducs et gazoducs transportant les hydrocarbures moyen-orientaux vers l’Europe. Cet objectif doit être atteint par une géopolitique d’alliance : face à la Grèce et Chypre, identifiées comme ennemis essentiels, les amiraux sont favorables à une réconciliation avec l’Égypte, Israël et la Syrie, en vue de rallier ces pays aux conceptions turques. C’est d’ailleurs dans cette logique qu’il faut percevoir le spectaculaire rapprochement opéré entre Le Caire et Ankara à partir de mars 2021. Mais ces ambitions diplomatiques doivent être appuyées par une armée puissante et modernisée, élément indépassable de cette stratégie maritime.
Une solide expérience du terrain
Les purges qui ont suivi le coup d’État manqué du 15 juillet 2016 ont lourdement impacté l’infrastructure de l’armée turque : ce sont ainsi près de 20 000 militaires qui ont été licenciés en cinq ans, plusieurs centaines étant par ailleurs incarcérés, dont de nombreux cadres (2). Cette saignée a particulièrement frappé l’armée de l’air, dont beaucoup d’officiers étaient réputés proches de la confrérie de Fethullah Gülen, soupçonnée d’avoir organisé le coup d’État ; en quelques mois, la moitié des pilotes de chasse ont été radiés (3). Dans ce contexte, on pouvait s’attendre à ce que les forces militaires turques perdissent en efficacité. Toutefois, deux éléments ont permis de contrebalancer cet affaiblissement ponctuel. D’une part, d’anciens officiers kémalistes, qui avaient été mis à l’écart et parfois emprisonnés en raison de leurs positions politiques, ont été rappelés au sein de l’armée, où ils ont soutenu la doctrine de la « Mavi Vatan ». D’autre part, et surtout, la Turquie a multiplié dans les dernières années les interventions militaires directes ou indirectes, de sorte que ses forces sont désormais déployées sur de nombreux terrains d’opération.
La reprise des affrontements avec le PKK, à l’été 2015, n’a pas fondamentalement impacté l’expérience des forces armées, qui ont conduit des opérations de contre-guérilla relativement classiques. Elles ont en revanche été considérablement aguerries dans le Nord de la Syrie, où elles ont mené plusieurs interventions au sol à partir de l’été 2016. Il s’agissait pour la Turquie de lutter contre les milices kurdes et l’État Islamique présents dans cette zone, en s’appuyant sur divers groupes rebelles et djihadistes. La Marine, pour sa part, a multiplié les patrouilles et opérations de revendications territoriales en Méditerranée orientale, jouant un rôle croissant au sein de l’infrastructure stratégique turque. Des interventions plus légères ont également permis à Ankara de consolider ses alliances internationales. En Libye, l’envoi de combattants (vraisemblablement quelques milliers de mercenaires syriens et yéménites encadrés par des officiers turcs) et de matériels sophistiqués (dont des drones et leurs servants) a permis au Gouvernement d’union nationale reconnu par l’ONU de repousser les assauts du maréchal Haftar, homme fort de la Cyrénaïque (4). Lors de la guerre du Haut-Karabagh (septembre-novembre 2020) qui a opposé l’Azerbaïdjan à cette enclave arménienne revendiquant son indépendance, le soutien technique et logistique turc, en particulier par l’envoi de drones, a joué un rôle déterminant dans la victoire azerbaïdjanaise. Ces différentes interventions ont ainsi permis à l’armée turque de s’aguerrir sur terre, sur les mers et dans les airs, et d’acquérir une précieuse expérience de combat. Toutefois, cette spécialisation des troupes dans les opérations extérieures ne peut être efficacement exploitée que si elle s’accompagne d’une mise à niveau du matériel dont elles disposent.
La modernisation, un défi difficile à relever
Le prochain objectif que s’est fixé la Turquie pour disposer d’un outil militaire capable de porter ses ambitions géopolitiques est celui de la modernisation de ses équipements. Celle-ci obéit à deux logiques : l’autonomie stratégique, pour permettre au pays de maximiser ses marges de manœuvre sans dépendre de ses alliés et partenaires ; et la qualité des matériels, qui doivent répondre aux exigences d’un conflit moderne et des différents terrains où ils seront déployés (5).
Les efforts ont été particulièrement poussés dans le secteur naval, fer-de-lance de la « Mavi Vatan ». Le programme MILGEM a permis la mise en service, à partir de 2011, de quatre corvettes issues des chantiers navals turcs ; il prévoit par la suite l’élaboration de frégates (dont une a déjà été lancée) et de destroyers. En vue de pouvoir intervenir sur des terrains éloignés, deux navires de débarquement, TCG Bayraktar et TCG Sancaktar, ont été respectivement mis en service en 2017 et 2018. Quant au TCG Anadolu, qui devrait être opérationnel courant 2021, il sera le premier porte-aéronefs de la Marine turque, dont il deviendra par ailleurs le navire amiral. Une modernisation des sous-marins est également prévue, en vue notamment de les équiper de matériel électronique élaboré en Turquie. À terme, le programme MILDEN, sur le modèle du MILGEM, devrait permettre au pays de produire ses propres submersibles.
Si le mouvement de modernisation et de nationalisation des équipements va bien au-delà de la Marine et concerne l’ensemble des corps d’armée, il se heurte toutefois à certaines limites. L’élaboration d’un char de conception nationale, l’Altay T1, a été retardée par un manque de savoir-faire dans les domaines de la motorisation ou du blindage ; aussi la Turquie pourrait-elle être contrainte, du moins provisoirement, d’équiper ce char de certains composants étrangers (6). La diversification des partenaires amène du reste d’autres dilemmes. En se fournissant en missiles anti-missiles S-400 de conception russe, la Turquie a marqué sa volonté de ne pas dépendre uniquement de fournisseurs occidentaux. Mais elle s’est vue en représailles exclure du programme d’avion de 5e génération F-35 ; un coup dur pour sa stratégie, car ce chasseur à décollage vertical devait équiper le TCG Anadolu. Aussi le gouvernement turc encourage-t-il le développement d’un secteur aérien national, d’une part par le développement de drones de haute technologie [voir le focus d’O. Zubeldia p. 88], d’autre part par la réalisation d’un chasseur turc, de 4e ou 5e génération, dont le prototype devrait être présenté en 2023 (7).
À terme, la nationalisation de la production des équipements devrait donc permettre à la Turquie de régler ses problèmes de dépendance à l’égard des fournisseurs étrangers, et pouvoir mieux répondre à ses nouvelles ambitions stratégiques. Toutefois, ce processus pourrait avoir un coût élevé : si le pays a fait d’importants progrès dans le domaine de l’intelligence artificielle et des transmissions, la modernisation de l’ensemble de ses corps d’armée requiert un lourd et constant investissement économique. Or, l’inflation galopante, le ralentissement d’activité dû à la crise sanitaire et à une gestion chaotique de la Banque centrale, ainsi que les incertitudes liées aux prochaines élections, continuent de fragiliser l’économie turque. En l’absence d’amélioration significative, il n’est donc pas certain que la Turquie ait les moyens de poursuivre, sans appui étranger, ses ambitieux programmes de réforme militaire.
Notes
(1) Aurélien Denizeau, « Mavi Vatan, la “Patrie bleue” : Origines, influence et limites d’une doctrine ambitieuse pour la Turquie », Études de l’Ifri, avril 2021 (https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/denizeau_pcns_mavi_vatan_2021.pdf).
(2) Carlota Pérez, « La purge de l’armée turque par Erdogan se poursuit », Atalayar, 7 août 2020 (https://atalayar.com/fr/content/la-purge-de-larm%C3%A9e-turque-par-erdogan-se-poursuit).
(3) Sümbül Kaya, « Turquie : la mise au pas de l’armée », Moyen-Orient, n° 35, juillet-septembre 2017, p. 74-79.
(4) Chloé Fabre, Dorothée Schmid, « Soutien turco-qatari au gouvernement Sarraj : de la convergence idéologique à l’alliance pragmatique et financière », Diplomatie, n° 107, janvier-février 2021, p. 50-54.
(5) Entretien avec Richard Yilmaz, chercheur spécialisé sur la Défense turque.
(6) Fatih Mehmet, « Altay tankının güç paketi için Güney Kore ile anlaşma » [Accord avec la Corée du Sud pour le groupe moto-propulseur du char Altay], Defence Turk, 9 mars 2021 (https://www.defenceturk.net/altay-tankinin-guc-paketi-icin-guney-kore-ile-anlasma).
(7) Maria Grazia Rutigliano, « Erdogan annuncia la produzione di aerei da guerra turchi », Sicurezza Internazionale, 5 février 2020 (https://sicurezzainternazionale.luiss.it/2020/02/05/erdogan-annuncia-la-produzione-aerei-guerra-turchi/).
Légende de la photo en première page : En 2019, la Turquie a réformé son service militaire, qui est passé d’une durée obligatoire de 12 à 6 mois pour les hommes de 20 ans et plus, ou à seulement 1 mois en échange du versement d’une somme forfaitaire. Le service peut également être prolongé par un service volontaire rémunéré de six mois. Si la conscription occupe toujours une place importance dans la société turque, l’armée est en voie de professionnalisation. (© OTAN)